It
takes an uncommon kind of mind
To
see the significance of the obvious.
Alfred
North Whitehead
Philosophe
des sciences
Ce
texte expose simplement quelques réflexions sur les dangers que fait peser sur
la laïcité des institutions publiques québécoises une application trop libérale
de la notion d’accommodement raisonnable autant juridique que sociétale. Nous ferons tout au long du texte référence à
ce qui se passe dans d’autres pays occidentaux en rapport avec cette
problématique car il appert que ce que vit le Québec s’inscrit dans le vaste
phénomène de la mondialisation du rapport entre l’occident et l’islam.
Les
modèles de laïcité
Au-delà de la notion générale de
séparation de l’Église et de l’État, le principe de laïcité renvoie à deux
grands modèles distincts, les modèles français et anglais. Les autres pays
démocratiques et laïques s’en inspirent plus ou moins. Le modèle américain est
très semblable au modèle français, le modèle turc est également d’ascendance
française, le modèle canadien dans le sillage anglais évolue très rapidement
sous l’effet des jugements pris en vertu de la charte des droits et libertés.
Quant à la variante québécoise, elle doit intégrer deux dimensions
contradictoires : la suprématie des droits individuels en vertu de la
charte et la pression sociétale pour conforter l’affirmation d’une personnalité
plus collective de la citoyenneté.
Le modèle anglais a sa source
dans la philosophie de la tolérance élaborée par Locke et ses successeurs. Ce
modèle découle d’une conception pragmatique de l’État qui détermine ce qu’il
peut tolérer dans le cadre de sa responsabilité d’assurer l’ordre, la
protection des biens et la paix civile, notamment en veillant à harmoniser les
différentes composantes majoritaires et minoritaires de la nation, ce qui
l’amène à accommoder autant que faire se peut les différentes communautés
culturelles et religieuses. Ne partant pas
historiquement d’un a priori universaliste[1], la loi ne
prescrit pas de règles normatives sur la façon d’organiser les rapports sociaux
au sein du corps politique. Visant d’abord à conforter l’ordre et la paix
civile, la sphère publique s’appuiera sur un principe
de tolérance pour intégrer ce qui est différent tant que le consensus social le
permettra. C’est pourquoi la laïcité
n’est pas constituée comme principe politique fondateur : c’est plutôt un
résultat, l’espace neutre de la chose publique.
Le modèle français, identifié
souvent comme le plus radical, repose sur le refus
délibéré de la foi comme base de l’association politique au profit d’une
association qui se fonde sur le pouvoir critique et rationnel d’individus
singuliers et libres et qui n’a aucune dette du coup, à l’égard d’une
quelconque appartenance religieuse, tribale, communautaire, culturelle ou
ethnique. La République assure la
liberté de tous les cultes mais n’en reconnaît aucun. Cette conception, fruit
des lumières, doit beaucoup à la théorie politique de Condorcet qui est avant
tout une théorie de la souveraineté individuelle. « L’individu
n’a aucune raison de faire confiance, de croire sur parole : car seul le vrai a
valeur d’autorité et hors de l’usage de la raison, il n’existe pas de critère
absolu du vrai ; dans ces conditions l’Etat devra faire le maximum pour armer
les citoyens contre l’erreur. Tel est au fond le rôle de l’école publique. Tel
est aussi le rôle de la loi qui est là pour protéger l’instruction, pour
écarter les pouvoirs, toujours suspects, autrement dit pour garantir
l’indépendance de chacun[2] ».
La loi française sera
donc délibérément aveugle eu égard aux considérations de culture, de communauté
ou de religion, le citoyen français n’aura aucun trait distinctif. Cette approche découle de la philosophie et
tradition universaliste de la France. Au
sein de la sphère publique, la loi représente la volonté générale élaborée par
un pur acte de rationalité publique et non la résultante d’intérêts privés ni
même la nécessité d’assurer l’ordre et la paix civile.
L’abstention absolue de la puissance publique en matière de
croyance et l’exclusion des communautés de la formation de la loi sont les deux
versants d’un Etat laïque où la laïcité est une condition sin qua non de la
sphère publique[3].
Le modèle américain a
officiellement vu le jour en 1791 avec le 1er amendement[4]
de la constitution. Contrairement à la France où la laïcité s’est bâtie contre
l’obscurantisme oppressant de l’Église, aux Etats-Unis, comme l’avait déjà
remarqué Tocqueville, la religion et le corps politique n’ont jamais connu de
conflit de légitimité même si plusieurs des pères fondateurs nourris par la
philosophie révolutionnaire des lumières, étaient très soupçonneux de la
religion[5]. La séparation de l’Église et de l’État dans
la jeune république visait non à protéger l’État de l’emprise des religions
mais plutôt à protéger la religion de toute interférence de l’État en rejetant
notamment la notion d’une religion d’État qui pourrait menacer les autres
religions minoritaires – c’est pour cette raison d’ailleurs que les puritains
s’embarquèrent pour l’Amérique. En 1947 la Cour Suprême américaine a renforcé,
pour reprendre les termes du juge Hugo Black, le « mur impénétrable de
séparation » entre l’État et toute religion.
Bien que les modèles
français et américains partagent un même héritage, tous deux issus de
philosophies politiques qui firent florès en ces temps révolutionnaires, ils
diffèrent notablement dans leurs pratiques. Par exemple, au Etats-Unis, il est
formellement interdit à l’État de subventionner des écoles religieuses mais il
n’y a pas de problèmes à exhiber des signes distinctifs de sa religion dans les
écoles publiques. En France, on subventionne très largement les écoles
confessionnelles mais il est interdit d’afficher des signes religieux
distinctifs trop voyants dans les écoles publiques.
Chaque modèle véhicule
une part de paradoxes eu égard aux principes dont il se réfère.
Quant au modèle
québécois de laïcité, il est récent, fruit d’un processus accéléré
de déconfessionnalisation massive de l’État ainsi que des structures et
établissements publics dont bien entendu les écoles. Alors qu’un système confessionnel scolaire
existait encore il y a 15 ans, un visiteur venu de la planète mars aurait bien
du mal à en déchiffrer les signes archéologiques, tant le lessivage a été
profond et tant cette élimination des ombres du passé clérical est en parfaite
résonance avec le consensus social. Parce qu’au Québec la tutelle de l’Église a
été vécue comme une étouffante chape de plomb, le modèle québécois s’identifie
par sa sensibilité plutôt au modèle français qu’anglais. Mais comme souligné
précédemment, le modèle québécois est au cœur de tensions vives entre d’une
part la charte canadienne des droits - suprématie des droits individuels - et
les aspirations sociétales québécoise pour une nouvelle citoyenneté dépouillée
de sa gangue religieuse et ethnique. C’est donc un modèle tiraillé, aucun texte
constitutionnel ou loi organique ne venant, comme en France ou aux Etats-Unis,
fonder philosophiquement et légalement une séparation étanche de l’Église et de
l’État, ce qui donne lieu à de multiples requêtes d’accommodements dits
« raisonnables » en lien avec la politique de multiculturalisme
canadienne.
La laïcité québécoise
n’est pas orpheline, elle a beaucoup de pères !
La
laïcité est toujours « incarnée »
Jusqu’à l’avènement de la
Révolution française, quasiment toutes les sociétés ont été officiellement
religieuses. Historiquement, elles
l’étaient bien sûr à cause de la tradition de complicité du pouvoir, requérant
l’amalgame du religieux et du temporel[6], mais aussi
parce que le religieux comblait la quête identitaire bien avant l’émergence des
États-Nations et leurs œuvres d’homogénéisation de la société.
La laïcité n’est pas naturelle,
c’est une conquête historique, elle n’advint qu’à la suite des révolutions
française et américaine.
Conceptuellement la laïcité est
tout à la foi un mode d’organisation et une philosophie politique de gouvernance de la cité, elle propose une
coupure radicale entre l’État, ses institutions publiques et la société
civile ; d’un coté le monde coloré des intérêts privés, des idéologies, de
l’identitaire, de la religion, de l’autre des institutions neutres, pures de
toute interférence religieuse ou émanant
d’un pouvoir particulier ; en somme idéalement un corps étatique
exclusivement dédié à l’intérêt général, garant des droits et libertés de la
personne.
Bien entendu cet idéal demeure
mythique et il importe d’appréhender le principe de laïcité non seulement du
point de vue de sa logique formelle mais également du point de vue de ses
diverses pratiques.
En effet au-delà des nobles
intentions et sans aucune directive formelle, les institutions publiques et au
premier chef le système scolaire visent naturellement à homogénéiser les
comportements des citoyens au regard des valeurs fondationnelles de la société
et de la culture dominante. Cet objectif
aurait profondément irrité Condorcet parce qu’il dérogeait à la seule recherche
de la vérité. Ces pratiques concrètes,
qu’elles soient américaines, anglaises, turques, québécoises ou françaises
témoignent toujours d’un décalage irréductible entre la laïcité formelle de
l’État, son discours audible et le sous-texte muet du récit culturel de la
nation. Ce sous-texte, c’est le mythos
qui décrit la filiation et les gestes fondateurs du peuple ; Qu’ils soient
réels ou rêvés, ces gestes vont durablement sculpter la personnalité, la
sensibilité, le « weltanschauung »
de la nation. C’est ainsi que les
vacances scolaires des écoles publiques au Québec suivent un calendrier dicté
aussi par la tradition religieuse. De même l’État américain bien que ne
professant aucune religion inscrivit dans les années cinquante sur ses billets
de banque In God, we trust, pour
marquer sa différence d’avec l’URSS athée, ce qui était bien dans l’air du
temps, mais dérogeait au strict principe de neutralité vis-à-vis des croyances
diverses des citoyens.
On le sait, la laïcité ne surgit
pas ex nihilo du front de la raison
pure, sa forme découle des réalités singulières qui ont façonnées
les sociétés où elle s’est imposée comme principe de gouvernance et on ne
conçoit pas une laïcité qui serait aux antipodes des valeurs communément
partagées de cette société. Peut-on imaginer une Arabie Saoudite laïque ?
Peut-on même imaginer un Israël laïc, pays pourtant démocratique ?
Dans nos pays occidentaux,
les valeurs communes quoique se voulant de portée universelle, ne peuvent là
comme ailleurs émerger que de coutumes propres à une société historiquement
constituée, c'est-à-dire spécifiques à une identité non universelle. Cette identité particulière va au cours du
temps servir de matrice au développement de l'espace public de cette société,
espace public certes dégagé de sa gangue religieuse mais dont l’origine est
ineffaçable. Les codes implicites de fonctionnement de l’espace public d’une
société reflèteront donc les mythes et l’éthos du peuple fondateur -
méritocratie américaine, différentialisme aristocratique anglais, élitisme égalitaire
français, pragmatisme flou du Québécois –
La laïcité n’implique pas
le renoncement à son histoire, c’est en fait impossible ; les églises sont
des espaces privés, cela ne les empêche pas cependant d'être simultanément des
lieux de cultes et des monuments historiques publics, témoignant de la
continuité civilisationnelle du peuple qui les a édifiés. Demander
qu’on enlève le crucifix dans l’enceinte de l’Assemblée Nationale, c’est
méconnaître l’historicité des civilisations et réduire la laïcité à des actes
symboliques.
Nous vivons une dynamique explosive.
Au vu des diverses
conceptions et pratiques de laïcité existantes, on peut déjà réaffirmer qu’il
n’y a pas d’antinomie de principe entre laïcité et pratiques religieuses en
autant qu’un mur étanche sépare la société civile de l’État et ses institutions
publiques.
Là où le bât blesse,
c’est précisément dans la volonté affichée de zélateurs religieux d’affaiblir
cette séparation en vue de grignoter l’espace supposé neutre de la sphère
publique. On s’explique.
Les exemples de non respect des
principes laïcs dans les institutions et lieux publics ne manquent pas, Dieu merci comme diraient les
religieux [Promotion du voile à
l’école en France et de la burka au Royaume-Uni. Poursuite judiciaire contre l’École
supérieure de technologie au Québec pour disposer de lieux de prière, requête
de création de tribunaux islamiques de la famille en Ontario et au Québec. Érection
illégale de la table des 10 commandements par un juge d’obédience évangélique
dans l’enceinte de son tribunal en Alabama. Proposition
de la ministre de l'Education du Land de Hesse en Allemagne, Karin Wolff, qui a
suggéré que les questions théologiques concernant l'origine du monde soient
abordées dans les écoles lors des cours de biologie. Demande d’horaires
distincts pour les femmes et les hommes dans des piscines publiques en France
et au Québec. Exigence de juifs ultra orthodoxes au Québec d’avoir un
examinateur du même sexe pour passer le permis de conduire. Exigence que la
cantine scolaire dans certaines écoles publiques en France ne serve pas de
viande de porc. Contestation violente et judiciaire dans de nombreux pays du
droit à la liberté d’expression lorsqu’on parle de la religion musulmane]
la liste est longue.
La diversité, le nombre et la gravité
des demandes « d’accommodements » de l’espace public soulignent que
ce phénomène n’est ni frivole, ni anodin quant à ses implications
philosophiques et juridiques et encore moins quant à sa signification sociétale.
Pour qu’un tel phénomène éclose ici au Québec autant que dans l’ensemble du
monde occidental, deux conditions simultanées étaient nécessaires, premièrement, la perdurance et la
vigueur des demandes d’ouverture de l’espace public à l’expression religieuse, deuxièmement, une tolérance remarquable
de la société interpellée.
Qu’on en juge ;
Ce qui est demandé in fine à la société est tout simplement exorbitant – deux
exemples : l’imposition de limites légales à la liberté d’expression[7] - liberté
fondamentale s’il en fût - l’instauration de tribunaux islamiques de la famille
basés évidemment sur la charia[8] qui attribue des statuts juridiques distincts aux femmes et
aux hommes. Ces deux demandes remettent en question l’essence démocratique de
nos sociétés, elles sont inacceptables comme règles publiques.
Comment expliquer la patience de la
société occidentale face à des demandes qui portent en elles la répudiation de
valeurs essentielles de l’occident ?
Deux raisons majeures expliquent en
bonne part cet état de fait :
§
La faillite au 20ème siècle des idéologies
messianiques du progrès humain. Les guerres sanglantes, les génocides, la
fraude du communisme, la pérennité de la misère
ont porté un rude coup aux espoirs suscités par les lumières et les théories
marxistes de la libération. Ce
désenchantement du monde a entraîné une répudiation de la raison comme moteur
de l’universalité morale, de la liberté et du bonheur et créé un espace pour le
retour de la religion et de l’affirmation identitaire exacerbée, deux forces
hostiles à la raison universelle.
§
La conscience malheureuse du passé hégémonique de
l’occident. La décolonisation a remis en question la conviction de l’occident
d’incarner la forme la plus achevée de civilisation universelle et surtout la
croyance en sa supériorité intrinsèque.
Ce retour critique sur soi a débarré la voie à un fort courant de
relativisme culturel et d’ouverture à tout – toutes les cultures se valant,
chacune est porteuse de vérité – ce qui encourage la tolérance, incluant la
tolérance molle où tout et n’importe quoi peut passer. La tolérance devenue une repentance
inconsciente, une forme de réparation du sentiment diffus de culpabilité de
l’occident.
Nous l’avons déjà dit, la laïcité
n’est pas naturelle, elle requiert une discipline sociétale stricte, celle de
limiter son droit à l’expression de sa religion particulière dans la maison
commune par respect pour la neutralité du lieu pour les anglais et pour les
français parce que c’est le lieu de l’universel. Pour durer dans le quotidien ambigu et
souvent contradictoire qui est le lot des collectivités humaines, la laïcité
requiert deux composantes essentielles, d’une
part une garantie sous forme constitutionnelle de ce principe
d’organisation et, d’autre part un
consensus sociétal minimal pour défendre l’intégrité de ce même principe.
Lorsque l’une de ces deux composantes faiblit ou vient à manquer, les assauts
contre la laïcité par des intérêts et idéologies particulières sont
inévitables.
C’est ainsi qu’en 1941 suite à la
défaite, le régime de Vichy en France abolit la loi de 1905 de séparation de
l’Église et de l’État, pour y faire plus de place à l’influence
religieuse. Il y a peu, le nouveau
président de la république française avait même envisagé de
« toiletter » la loi de 1905 et n’a changé d’avis que devant la
clameur des protestations. Récemment en Turquie le parti islamiste au pouvoir a
essayé subrepticement de réintroduire les préceptes islamiques telle la
criminalisation de l’adultère, heureusement défait du fait de la vigilance des
laïcs. Quant aux Etats-Unis, il y a fort
à parier que si le 1er amendement n’existait pas et ne bénéficiait
donc pas de la révérence accordée aux textes constitutionnels, le congrès
serait dans l’incapacité de le faire adopter comme loi et encore moins comme
nouvel amendement constitutionnel tellement l’emprise des mouvements religieux
est forte. Georges Bush ne ressemble
manifestement pas à James Madison !
Agir
avec prudence, mais agir sans tarder !
À l’exception des Etats-Unis dont les
rapports avec le fait religieux les démarquent nettement des autres pays
démocratiques occidentaux, ceux-ci ont failli dans leur responsabilité à
expliquer aux immigrants la nécessité et l’importance de préserver pour la vie
démocratique de la nation le caractère nécessairement laïc de la « Res Publica » la chose
commune. Cette nécessité du principe
laïc ressort de l’évidence dans nos sociétés occidentales devenues hétérogènes,
multiculturelles, complexes du fait des vagues migratoires des dernières
décennies. Pour beaucoup de croyants
d’ici ou d’ailleurs la chose laïque ne va pas de soi, la
foi ne se concevant pas sans que les commandements religieux ne soient observés en tout lieu et
en tout temps ! l’islam étant plus encore que toute autre religion, une conception
totalisante de la vie en société. Un
casse-tête manifeste pour des institutions publiques laïques cherchant à
intégrer la multitude des cultures et sensibilités en leur sein.
Devant les assauts continuels ouverts
ou furtifs des propagandes religieuses contre la notion même de raison
universelle, il faut d’abord clairement réaffirmer au sein de la sphère
publique le pourquoi de l’incompatibilité irréductible entre les assises
philosophiques de la laïcité et les a
priori des religions ; l’une relève
de la raison l’autre de la foi.
Cependant le refus de la tolérance
molle résultant du manque de courage du corps politique ou de la faiblesse
intellectuelle des actuels responsables publics, ne doit en aucun cas se faire
au détriment du respect des droits fondamentaux qui constituent l’assise
éthique et légale de nos sociétés. On ne
doit pas régler le problème des dérogations aux règles communes par la seule
application rigide des principes de laïcité ; Il importe d’expliquer et de
démontrer que le consentement aux dérogations non raisonnables est une voie
dangereuse pour les demandeurs et pour la société entière car elle mine non
seulement la sphère publique de convivialité en affaiblissant son caractère
universel et neutre, mais également l’apprentissage de l’esprit critique,
peut-être le bien social le plus précieux.
Qu’on en juge !
Le problème est sérieux, pensons à
l’éducation des enfants, futurs citoyens qui devront gérer une société toujours
plus complexe ; l’exemple qui revient sans cesse est l’absurde bataille
aux Etats-Unis dans les écoles publiques, que livrent les tenants du
créationnisme et de l’intelligent design
contre la théorie de l’évolution. Exemple caricatural et emblématique s’il en
est un, de l’assaut sans cesse recommencé du religieux contre la science et
donc contre l’usage de la raison. Si les
émotions, les croyances, l’identitaire sont au fondement des espaces privés et
communautaires, la raison est elle, au fondement de l’espace public. Il n’y a pas de synthèse harmonieuse entre
les récits de la religion et les impératifs universels de la raison. Les deux gestalt
sont mutuellement exclusives, l’une la religion, et son fréquent corollaire la
pulsion identitaire, parlent au thalamus en restreignant la vérité à des conte
de fée[9], l’autre la
raison parle au cortex dans le seul langage universel qui soit, la logique et
les preuves. C’est pourquoi la laïcité
s’est imposée comme assise nécessaire des sociétés démocratiques se réclamant
d’une conception universelle de la personne.
Une
tactique non préméditée mais efficace contre la laïcité
Ce que les groupes religieux, notamment
chrétiens fondamentalistes, musulmans radicaux, et juifs ultra orthodoxes
veulent, ce n’est pas un simple respect de demandes d’accommodements individuelles,
c’est ultimement transformer les règles gouvernant l’espace public de façon à
le rendre à nouveau malléable aux desiderata des religieux et des
communautarismes[10]. Pour ce faire, sans que cela relève d’une
stratégie délibérée, les groupes[11] revendicateurs
présentent d’abord des demandes de dérogation anodines ou perçues comme non
offensantes par la majorité et créent de ce fait des têtes de pont, des faits
jurisprudentiels. Pensons à
l’autorisation donnée par la Cour suprême à un garçon sikh québécois de porter
sur lui son poignard rituel en classe, ce garçon devenu juge pourrait
éventuellement arguer du fait qu’il peut porter son poignard en cour en tant
que juge, puisque autorisé dans la sphère publique. Il faut bien réaliser que les accommodements
dans l’enceinte publique qui touchent au religieux, agrandissent à chaque fois
la brèche ouverte dans le tissu laïc puisque par définition ils confortent le
particulier au détriment de l’universel ou minimalement au détriment de la
neutralité. On part de droits
individuels pour construire des droits communautaristes.
L’issue est quasiment prévisible,
regardons ce qui s’est passé en France et en Angleterre.
A la suite d’atermoiements du
gouvernement français au sujet du voile islamique, la situation devenait quasiment
chaotique ; il fût finalement décidé suite aux recommandations de la
commission Stasi d’interdire le port de tout signe religieux ostentatoire dans
les écoles. Cette initiative avait été fortement
critiquée à l’époque par l’opinion publique britannique et hollandaise,
accusant même les législateurs français de fascisme. Or on constate à la
lecture du sondage du Pew Global Attitudes Project[12],
que c’est en France que l’Autre
s’intègre le mieux au Nous collectif,
alors qu’au Royaume Uni, celui-ci paie actuellement le prix de sa politique de
laisser-faire vis-à-vis des
immigrants musulmans et que plusieurs ministres se disent maintenant[13]
choqués et offensés par le port de la burka dans les institutions ou rencontres
publiques.
Au Québec, deux types
d’arguments sont généralement invoqués à l’encontre des principes laïcs
de l’espace public :
Premièrement, on objecte que la dichotomie, espace public, espace privé,
est aujourd’hui dépassée, que la
présence musulmane requiert une adaptation de la société à ses spécificités
religieuses, qu’il est possible de concilier de multiples cultures au sein
d’une nouvelle convivialité, qu’un nouveau Nous
peut advenir comme conjugaison d’identités au sein de la citoyenneté
commune. C’est en gros la thèse du
professeur Tarik Ramadan le fameux intellectuel suisse musulman, apôtre
d’un Islam occidental adapté mais conservant l’intégralité de ses préceptes[14].
Deuxièmement, on invoque
toujours des dénis de droit reconnus par la charte des droits et libertés. Il est important de comprendre que la charte
elle-même déclare que certains droits peuvent êtres légitimement limités dans
une société démocratique et libre, si leur usage particulier dans certaines
situations contrevient au bien général.
Très soucieux de la suprématie des droits individuels, les tribunaux ont
toujours favoriser les solutions concrètes en vue d’accommoder autant que faire
se peut les coutumes religieuses spécifiques des requérants. Cette
sollicitude commence à poser problème
non seulement au Québec mais également dans le reste du Canada, parce que le
communautarisme débridé dissout tranquillement la notion d’identité nationale
et l’universalité des principes qui la portent. En effet, l’accommodement très permissif à l’égard des coutumes, des
cultures et des spécificités religieuses des différents groupes ethniques
amènent ceux-ci à privilégier une approche communautariste, une dynamique d’enfermement,
frein puissant à l’acculturation aux valeurs publiques communes et à l’esprit
des lois de la nation.
Quelle société éclairée et démocratique
voudrait aujourd’hui des interdictions et des droits différents pour différents
groupes de citoyens ? On aboutirait
à terme inévitablement à des conflits entre cultures et confessions qui
finiraient par affaiblir certaines institutions publiques dont l’une des plus
essentielles, l’école qui risquerait de se voir déserter par les personnes
outrées de la voir glisser vers la tour de Babel.
Tarik Ramadan a montré récemment le
bout de l’oreille lorsqu’il a déclaré lors d’une interview à Montréal le 17
juin 2007 donnée à Présence Musulmane « les laïcs n’ont pas à juger du
contenu des religions, ils doivent les respecter ». Le professeur
Ramadan ne pouvait pas faire référence à la société civile puisque les
principes de laïcité reconnaissent explicitement que l’État et ses
fonctionnaires n’ont pas à s’immiscer dans les affaires privées sauf pour y
faire respecter l’ordre et la paix civile. Il faisait donc référence aux
fonctionnaires de l’espace public, s’étant en d’autres temps prononcé contre la
conception laïque de l’école française en rapport avec le voile
islamique ; Or pourquoi, les laïcs devraient-ils s’abstenir de juger du
contenu des religions lorsque celles-ci prétendent s’immiscer dans le cadre de
l’espace public ? On peut légitimement considérer les religions comme
néfastes à l’acquisition de la raison critique et donc s’opposer fermement à
toute influence de leur part sur l’école publique.
Une possibilité très grave de
discrimination qui fait froid dans le dos nous a été récemment assénée par le
président Georges Bush père lors d’une entrevue que celui-ci accordait le 27
août 1987 à Chicago[15]
-
Sherman (journaliste) :
Sûrement Monsieur le Président, vous reconnaissez que les Américains athées
sont tout autant des citoyens et patriotes que leurs concitoyens
religieux ?
-
Bush :
Non, je ne pense pas que des athées doivent être considérés comme des citoyens
ou des patriotes. Cette nation est sous le regard de Dieu.
Oui, il s’agit bel et bien d’un
président américain qui a fait serment de défendre la constitution américaine
et qui bafoue en paroles le mur érigé entre l’Église et l’État par cette
constitution.
La lutte contre l’obscurantisme est un
combat sans fin, il y a des hauts et des bas et très souvent les tenants de la
raison se sentent contraints de modérer leurs critiques vis-à-vis des religion dans leurs rapports
aux institutions publiques sous prétexte du respect dû aux opinions des
croyants.
Or toutes les opinions n’ont pas la
même valeur, au plan de la raison celles qui sont contredites par les faits
sont naturellement rejetées, par contre au plan de la religion celles qui
s’appuient sur des textes sacrés se dispensent de donner aucune preuve !
Ces opinions religieuses devraient
avoir dans l’enceinte publique le statut qu’elles méritent, c’est-à-dire dans
l’ordre de la vérité des énoncés sans aucun fondement, et dans l’ordre de la
morale une méfiance naturelle puisque dérivées d’injonctions sacrées dont
certaines d’une abominable sauvagerie[16], si on se fie
aux livres saints de presque toutes les religions.
Léon Ouaknine
Août 2007
Ancien directeur
général d’établissements de santé au Québec
Ancien directeur du
Diplôme Universitaire de Qualité en
santé, Faculté de médecine Kremlin-Bicêtre, Hôpital Paul Brousse, Villejuif
France.
[1]Il ne faut
pas oublier que l’anglicanisme est religion d’État en
Angleterre depuis l’acte de suprématie d’Henri VIII. Le chef d’état, la reine d’Angleterre compte
parmi ses titres celui de « Defender of the faith »
[2] Catherine Kintzler Qu'est-ce que la laïcité ? (Paris :
Vrin, 2007)
[4] Bill of
rights de la constitution américaine
[5] « …
but whatever their individual religious views in their own time, the one thing
they collectively were is secularists »
Richard Dawkins, The god delusion,
Bantham Press UK 2006
[6] Malgré l’injonction de Jésus-Christ de rendre à César ce
qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu
[7] a) Suite à
l’affaire des caricatures en Hollande, il y eut au niveau diplomatique
international, une demande officielle des représentants de plusieurs pays
musulmans à l’ONU pour qu’on amende dans la déclaration universelle des droits
de l’Homme, la liberté d’expression de telle sorte qu’il soit interdit de
manquer de respect au prophète et aux diverses religions. La demande fut
rejetée. Au niveau national français,
des poursuites furent engagées au titre de diffamation contre le magazine
satirique français « Charlie-hebdo » - qui avait reproduit ces
caricatures - par les dirigeants des grandes organisations représentant les
courants majoritaires du culte musulman en France, organisations censément non
extrémistes. Cet exemple illustre le rejet viscéral du religieux pour la
liberté d’opinion et d’expression.
b) Face aux menaces des islamistes, de nombreuses
organisations pratiquent maintenant une autocensure scandaleuse par sa
lâcheté.
[8] Loi
coranique, tirée du Coran et des Hadiths
[9] Ou plutôt
de cauchemar, la quasi totalité des livres saints, étant une suite sans fin de
massacres, de meurtres, de viols et maintenant toujours vivaces les obligations
d’assassinats pour des manquements à certains commandements ; il faut
ajouter qu’à l’heure actuelle, les juifs et les chrétiens ont déposé les armes
et n’exigent plus la mort des blasphémateurs ; seuls les musulmans y sont
encore attachés.
[10] A titre
d’exemple d’incursion dans le champ public, les juifs ultra orthodoxes ont
demandé aux autorités municipales montréalaises à ce que des barrières
symboliques puissent être érigées autour de leurs maisons, donc dans l’espace
public, pour pouvoir effectuer certaines activités le samedi, jour du shabbat.
[11] Les
revendications ne sont jamais le fait d’individus isolés mais souvent de
personnes instrumentalisées par des groupes, groupuscules ou communautés.
[12] Un sondage en 2006 mené dans 13 pays par le Pew Global
Attitudes Project (4) auprès des musulmans, indique que 81% des personnes
interviewées au Royaume Uni se considèrent musulman d’abord et Britannique
ensuite ; 69% en Espagne, 66% en Allemagne et 46% en France, seul pays
occidental où une légère majorité des sondés se veulent français avant que
d’être musulmans. The Great Divide ; How westerners and Muslims
view each other, 22 juin 2006. http//pewglobal.org
[13] En
particulier Jack Straw, ministre de l’intérieur suivi de déclarations de
soutien de l’ex premier ministre Tony Blair.
[14] Le
professeur Ramadan avait suggéré un moratoire sur la lapidation de la femme
adultère mais non l’abrogation du commandement.
- [15] Sherman : Surely mister President, you
recognize the equal citizenship and patriotism of american who are
atheists ?
- Bush :
No, I don’t know that atheists should be considered as citizens, nor should
they be considered patriots. This is one
nation under God.
[16] Comme
la lapidation de la femme adultère ou la mise à mort du blasphémateur.