L’Assemblée nationale
du Québec vient de voter La loi 62 sur la neutralité religieuse de l’État.
Cette loi est une mascarade, mais elle prévoit au moins que les services de
l’État devront se donner à visage découvert.
Le Canada anglais
s’est levé presque comme un seul homme pour dénoncer une loi prétendument liberticide.
Or il ne s’agit nullement ici de réprimer une liberté fondamentale, ni
d’affirmer une vulgaire préférence culturelle, mais d’une nécessité découlant
des modes d’interactions propres à l’espèce Homo sapiens.
Lorsque deux personnes
se rencontrent, elles procèdent dans un même mouvement à deux opérations
inhérentes à toute vie sociale : chacune s’identifie et simultanément essaie de
décoder les intentions de l’autre à son égard. Elles s’identifient
essentiellement par le visage, lequel est par définition l’affirmation probante
de qui on est - nos photos sur les cartes d’identité ne nous montrent pas de
dos ou de profil mais de face. Elles décodent les dispositions de leur
vis-à-vis, non comme le chien par son odorat ou le frétillement d’une queue,
mais en lisant littéralement le visage qui leur fait face, parce que chez
l’homo sapiens, la vue est l’organe prédominant par excellence - ce sens lui
apportant 80% de toutes les informations qu’il utilise. Toutes ou presque
toutes les émotions fondamentales de l’homme s’expriment sur son visage, amour,
amitié, joie, plaisir, sérénité, respect, tristesse, mais aussi envie, agressivité,
énervement, rage, colère, peur, calcul.
Shakespeare ne dit-il
pas "Car en voyant son visage, tu connaitras son
cœur". (Richard III).
Le visage est un livre
ouvert, il reflète plus ou moins fortement l’état mental du sujet, et hors les
autistes, tous les êtres humains savent instinctivement et la plupart du temps
très correctement lire ce qui est basique sur les visages. Ce processus est
automatique, hors du contrôle de la volonté. Il advient en un clin d’œil,
travail inconscient mais très efficace. Cette faculté innée s’appuie sur une
structure physiologique particulière. Le Dr David Zald, professeur de
psychologie à l’université Vanderbilt du Tennessee, a mis en évidence que le
complexe amygdalien, une petite partie du cerveau, traite les images de visages
menaçants ou marqués par la peur beaucoup plus vite (quelques millisecondes)
que toute autre émotion, preuve selon le Dr Zald que face à une menace
potentielle, l’impératif de survie immédiate prime sur tous les autres (Scientific American.com, 14 octobre 2007,
interview du Dr Zald). Le simple fait, comme le montre Desmond Morris,
l’auteur du singe nu, que nous éprouvons un
sentiment de malaise lorsque nous parlons à une personne dont les yeux sont
totalement cachés par des lunettes de soleil est indicatif de l’antique besoin
humain d’avoir accès au visage de notre vis-à-vis pour fonder un vrai dialogue.
Bien entendu, il arrive à chacun de parfois mal décoder les intentions de
l’autre, soit par manque de vigilance, soit parce qu’on a affaire à des gens
qui présentent délibérément un visage lisse et indéchiffrable, mais on se méfie
habituellement de ceux qui camouflent leurs états intérieurs et on agit avec
plus de prudence avec eux.
La biologie impose à
tout homme le besoin de déchiffrer sur le champ l’état mental de tout
interlocuteur surgissant dans son espace d’interaction, la culture prend
ensuite le relais pour codifier les réactions en retour. Même vis-à-vis de
l’être aimé, chacun sait qu’il faut ajuster ses dires et ses comportements
selon l’humeur du moment. Or on n’a encore rien inventé de mieux pour savoir
presque instantanément comment se comporter dans le rapport avec l’autre, que
de scruter le visage de celui-ci. La biologie et la culture expliquent ainsi
pourquoi aucune vie commune basée sur le respect profond de l’autre, qu’on reconnait comme son prochain, en quelque sorte comme un reflet de soi, n’est pensable dans une société masquée.
Or, que nous dit le
visage caché ? Il ne veut être ni identifié ni être lu, le contraire des
impératifs biologique et culturel élémentaires du vivre-ensemble. L’emburquinée
ne veut pas d’interaction sociale dans l’espace public, toutefois elle exige de
profiter des services sociétaux. Si elle hèle un taxi, elle considérera comme
une atteinte à ses droits que celui-ci refuse de la prendre au motif qu’elle
est masquée et qu’il lui est donc impossible de l’identifier et de lire son
visage. Même situation avec le chauffeur d’autobus, même inconfort des autres
voyageurs dans une rame de métro, même désagrément du marchand. Un problème se
pose ! Si l’emburquinée refuse les conditions sin qua non de toute interaction
sociale dans l’espace public, pourquoi ses vis-à-vis fournissant des services
publics ou marchands dans cet espace commun sont-ils légalement obligés de
transiger avec elle ? Au nom de quel principe peut-on leur imposer cette
obligation alors qu’une des conditions de toute transaction humaine manque à
l’échange ? C’est ce déséquilibre dans l’échange social qui explique pourquoi
la grande majorité de la population se sent mal à l’aise à la vue de ces
fantômes noirs, c’est ce refus de la plus élémentaire des transactions humaines
qui explique pourquoi l’emburquinement est inacceptable dans des sociétés
basées sur le respect mutuel.
Et pourtant,
aujourd’hui, notre société est confrontée à une infraction, certes peu
fréquente encore, à cette obligation sociale d’avancer à visage découvert dans
le cadre de la vie commune, celle que font peser les pratiquantes volontaires
ou forcées de la burqa, niqab ou autre forme de dissimulation du visage.
Le refus de la burqa
dans l’espace public est-il un signe d’intolérance comme l’affirment deux
personnages bien connus, le philosophe Charles Taylor, ex président de la
commission Bouchard/Taylor sur les accommodements raisonnables, et l’avocat
spécialiste des droits de l’homme Julius Grey. Dans le quotidien La Presse du 9 octobre 2009, le premier déclare, « On commence avec la burqa et on finit avec quoi ? »
le deuxième « Moi-même, je peux sortir habillé en Rigoletto
ou porter un chapeau haut de forme ». Face à ces affirmations,
comment réagiraient messieurs Taylor et Grey si des naga
sâdhus, indous très pieux qui vivent intégralement nus et qui par
leur dévotion remplissent un rôle religieux très important aux yeux des adeptes
de l’indouisme, décidaient d’exercer leurs droits religieux à Montréal ?
Pourquoi ne pourraient-ils pas vivre nus sur la place publique, si à l’autre
bout de l’éventail on tolère au nom du respect des croyances religieuses de
chacun, le noir enfermement de la burqa sur cette même place publique ? La loi
et les règlements n’interdisent pas aujourd’hui la burqa dans l’espace commun,
mais ils interdisent la nudité intégrale partout, sauf en privé ou dans les
camps de nudistes. Sur quel article de la charte des droits et libertés
s’appuierait-on pour autoriser la pratique de la burqa et interdire la pratique
des naga sâdhus ? J’aimerais bien avoir du
philosophe politologue Taylor et du juriste Grey une réponse franche et directe
à cette question ? On dira bien sûr que cette situation est hypothétique et
improbable vu le type de climat du Québec. C’est vrai, mais ce qui importe ici,
c’est de réaliser que la volonté d’accommoder les diverses coutumes et
multiples impératifs religieux dans l’espace public ne peut manquer de générer
des tensions entre les diverses sensibilités religieuses dont beaucoup sont par
essence totalitaristes, puisqu’elles prétendent régenter du lever au coucher
toutes les pratiques humaines de leurs fidèles.
Le principal et
premier champ de bataille demeure, on s’en doutait, la femme ! Lorsqu’au sein
d’une société, les valeurs défendues sont mutuellement exclusives, la vie
commune dénommée ici le vivre-ensemble est sur une pente dangereuse.
Certains avancent
l’argument d’un biais culturel pour ne pas dire raciste de la part des
détracteurs du droit à se voiler la face, puisque ceux-ci ne s’objectent pas
aux habits ostentatoires des religieux chrétiens ainsi que des juifs
hassidiques. Je répondrais qu’il y a dans ces deux exemples, une différence
absolument fondamentale avec la dissimulation du visage. Les nonnes et curés et
même les hassid - qui découragent pourtant l’interaction des leurs avec les autres - se promènent à visage découvert et par là,
ils respectent les deux impératifs biologique et culturel de toute société :
s’identifier et laisser lire leurs visages. D’autres diront qu’il est faux
d’affirmer que ces deux impératifs soient une nécessité fondamentale de toute
collectivité, puisqu’il y a des sociétés où l’emburquinement des femmes est
général et que pourtant ces sociétés existent depuis des siècles. C’est vrai et
faux. Ces sociétés perdurent mais au prix de l’exclusion de la moitié du genre
humain. Imaginons un instant une société idéalement égalitaire face à la burqa,
où les hommes seraient eux aussi soumis à l’obligation de la porter ; comment
signer par exemple, un traité commercial ou une alliance politique ou toute
autre transaction humaine qui requiert un minimum de connaissance intuitive de
l’autre, lorsqu’on est face à un masque ? Combien de temps cette société pourrait-elle
perdurer ? Poser la question, c’est y répondre ! Non, le refus de la
dissimulation du visage ne relève ni d’un biais culturel, ni d’un biais
antireligieux. Invoquer l’un ou l’autre traduit, soit une indigence de la
pensée, soit une manipulation délibérée.
Le débat sur la
dissimulation du visage est un des épisodes de la poussée obscurantiste qui
vise avec acharnement à grignoter petit à petit le caractère laïque de nos
sociétés. La burqa est une prison, l’expression du confinement de la femme à
l’espace privé, accessible uniquement au mari. C’est l’affirmation de
l’irresponsabilité sociétale de la femme puisque celle-ci ne peut exister que
dans l’enclos familial. Ce n’est pas en permettant que des femmes se
retranchent volontairement ou sous contrainte des conditions élémentaires de la
vie sociétale, qu’on promeut l’intégration au sein d’une communauté nationale.
D’aucuns diront
qu’accepter la dissimulation dans l’espace public n’est qu’une petite entorse
au principe d’équité dans l’échange social et que vu le nombre de niqabées, il
n’y a pas de quoi s’alarmer. Je ne suis pas d’accord pour trois raisons : a)
d’abord par principe, accepter cette injustice faite aux femmes est immoral et
intolérable dans une libre société, car on ne peut transiger avec le fait que
si tout citoyen a les mêmes droits, il a également les mêmes devoirs vis-à-vis
de la société, b) parce que l’histoire récente montre la vitesse
fulgurante de dérive sociale lorsque la pression communautaire extrémiste s’y
emploie, il y a 40 ans, on ne voyait jamais d’emburquinée en France,
aujourd’hui, il y en aurait entre 2 à 4000. Au Maroc, au début des années 60,
il était très rare de voir des femmes en burqa dans les grandes villes,
aujourd’hui, chacun peut croiser ces belphégors à tous les coins de rue, c)
enfin, c’est ouvrir la porte à des demandes similaires dans le monde de la
santé, dans celui de l’éducation et finalement dans la totalité de l’espace
public.
Si on tolère ces
accrocs aujourd’hui, le malaise est limité, insidieux, mais on vivra
l’expérience bien connue de la grenouille qu’on met dans une casserole pleine
d’eau froide et qu’on fait chauffer doucement. La grenouille, bien à l’aise au
départ finit par mourir ébouillantée, parce que le changement de température
est si insidieux que ses réflexes ont été engourdis au point qu’il finit par
être trop tard pour elle de réagir. La tolérance bienpensante, c’est pareil,
elle finit par provoquer la sidération et la castration des esprits pour
reprendre les termes de Alain Finkielkraut à l’encontre de l’accusation de
racisme.
Le Premier Ministre Couillard
cédera face aux probables recours judiciaires, bien qu’il lui serait aisé
aujourd’hui d’invoquer l’arrêt de la cour européenne de justice déclarant que
le devoir d’intégration peut primer sur la liberté religieuse.
Où nous mènent de tels
acquiescements et de telles démissions, sinon vers une société dont l’espace
public aura été irrémédiablement clivé. La bienpensance de nos élites
politiques et intellectuelles leur fait aujourd’hui prévaloir la liberté
religieuse sur le principe d’égalité des hommes et des femmes ; quelle ironie,
c’est au Québec que ces mêmes élites ont féminisé avant tout autre pays, tous
les titres professionnels ! Aujourd’hui : burqa, droit d’être desservi par
quelqu’un dont le sexe est conforme aux obligations religieuses du demandeur,
refus d’appliquer une partie des programmes requis par le ministère de
l’éducation dans certaines écoles privées religieuses juives ultra-orthodoxes,
pourtant subventionnées par l’État. Demain : tribunaux islamiques de la famille
et tronçonnage de l’éducation dans l’école publique lorsque des élèves
refuseront des cours contraires à leurs croyances. Toutes ces demandes ne sont
pas imaginaires, elles sont sur la table et n’attendent que l’opportunité
d’être actées. Si, comme la grenouille, on se laisse engourdir, on en arrivera
à une libanisation de l’espace public.
Léon Ouaknine
Texte remanié, octobre 2017
Léon Ouaknine
Octobre 2009
L’auteur est membre du Conseil Interculturel de la Ville de Montréal. Il s’exprime ici à titre personnel.
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