J’ai
travaillé pour la communauté juive de 1969 à 1997 avec un interlude de 3 ans de
1975 à 1978. Je fus engagé en 1969 pour m’occuper du département des adultes de
ce qui était à l’époque le NHS, Neighborhood
House Services, une agence nominalement dépendante du YMHA, Young Men Hebrew Association, mais dont
le budget était déterminé par AJCS, Allied
Jewish Communal Services, l’organisme central de la communauté juive à
l’époque.
La communauté
juive de l’époque, essentiellement Ashkénaze et Anglophone était confrontée
depuis une dizaine d’années à un afflux important de juifs Francophones et
Sépharades, originaires du Maroc, 15.000 au grand maximum, les chiffres
détaillées de la JIAS ne dénombrant que 12.000 juifs marocains pris en charge
de 1958 à 1970. AJCS et la JIAS, Jewish
Immigrant Aid Services, ne savaient pas vraiment comment gérer des gens qui
ne se coulaient pas avec empressement dans le moule prévu pour eux, celui d’une
digestion heureuse en vue d’en faire de pâles copies du modèle de juif
existant.
Le NHS avait reçu l’importante mission de socialiser ou plutôt d’acculturer ce segment marocain de la communauté, en offrant des services et programmes divers tant aux adultes qu’aux personnes âgées, qui vivaient avec difficultés les effets de leur déracinement.
Le NHS avait reçu l’importante mission de socialiser ou plutôt d’acculturer ce segment marocain de la communauté, en offrant des services et programmes divers tant aux adultes qu’aux personnes âgées, qui vivaient avec difficultés les effets de leur déracinement.
Mon
engagement fut dû à une méprise. Lors d’une rencontre fortuite en 1969 avec
Jack Boiko, le directeur des opérations du YMHA, celui-ci m’offrit un job au
NHS, pensant qu’un juif marocain – je m’appelais Ouaknine – mais venant de
France et diplômé universitaire, serait le professionnel idéal pour faire le
pont entre les « orientaux et les occidentaux » les uns sépharades
parlant français, les autres ashkénazes parlant anglais.
Mon engagement fut une méprise parce que ce que je n’avais pas dit à Jack Boiko, c’était que j’ignorais tout des juifs marocains, ayant quitté le Maroc pour la France à l’âge de 3 ans.
Mon engagement fut une méprise parce que ce que je n’avais pas dit à Jack Boiko, c’était que j’ignorais tout des juifs marocains, ayant quitté le Maroc pour la France à l’âge de 3 ans.
Cet étrange
malentendu, moi juif athée, totalement ignare des cultures tant sépharade
qu’ashkénaze, allait me donner l’opportunité d’être un acteur plongé sans
l’avoir voulu dans la saga mélodramatique de rapports souvent tendus, du genre ''Je t’aime, moi non plus'' entre
la communauté sépharade francophone, demanderesse et la communauté ashkénaze
anglophone, pourvoyeuse et demanderesse en retour, d’allégeance à une
conception unitaire de la communauté.
Je
n’entrerais pas ici dans le détail des luttes menées par les juifs marocains
soucieux de se constituer comme communauté distincte, tant par ses coutumes que
par sa langue, face à une communauté ashkénaze déterminée à ce qu’il n’y ait
qu’une communauté officielle, de préférence anglophone. J’ai déjà écrit à cet
effet un article dans Tribune juive en 1989 ou 1990 sur la dynamique des
rapports de pouvoirs entre l’ashkénaze anglophone et le sépharade francophone,
article reproduit in extenso dans une pleine page du journal La Presse lors de
l’affaire Mordecai Richler et qui avait suscité une avalanche de centaines de
demandes de congédiement à mon encontre pour crime de lèse communauté. Je
brosserais seulement un tableau sommaire des grandes dynamiques qui ont sculpté
l’actuelle « communauté sépharade ».
Les juifs marocains ont fait face d’emblée à deux
impératifs majeurs dans leur processus d’acclimatation.
- Il leur fallait se faire une place économique pour survivre
- Il leur fallait réinventer leur vie culturelle et spirituelle dans une société à mille lieux des mellahs marocains tout en restant eux-mêmes.
Cela les a contraint à interagir dès le départ avec
trois groupes distincts, chacun poursuivant ses objectifs propres :
- La communauté juive établie de longue date au Québec,
- la communauté anglophone québécoise qui avait absorbé historiquement la plupart des nouveaux venus non catholiques
- et la communauté canadienne française en pleine affirmation identitaire.
- La communauté juive établie de longue date au Québec,
- la communauté anglophone québécoise qui avait absorbé historiquement la plupart des nouveaux venus non catholiques
- et la communauté canadienne française en pleine affirmation identitaire.
Vis-à-vis deu premier impératif, l'économique, l’intégration des séfarades a été
un succès marquant, même s’il demeure toujours nombre de gens vivant dans des
conditions modestes. Je relie ce succès à trois facteurs précis : tout
d’abord, la conviction séculaire enracinée dans le cœur de tout juif de la
diaspora qu’il ne peut attendre son salut d’aucun État, mais seulement de
lui-même, ensuite parce que les juifs séfarades marocains ont en général le sens
du commerce et finalement parce que la communauté organisée ashkénaze a
témoigné d’une solidarité sans faille pour leur fournir un filet de sécurité
des années durant, fidèle en cela à l’obligation ancestrale d’être le gardien
de son frère. Profitant de ce décollage économique, une large proportion des
jeunes juifs marocains a suivi un cursus universitaire et a eu accès à des
carrières enviables dans les sphères économique, universitaire et culturelle du
pays.
Quant au deuxième impératif, celui de réinventer son
identité, il s’est décliné en fonction de quatre défis importants que les
séfarades ont du surmonter dans leurs rapports complexes avec l’environnement.
Tout d’abord, rappelons encore une fois que lors des
premières années au Québec, les séfarades ont été invités par la communauté
juive ashkénaze à s’intégrer purement et simplement en son sein. Celle-ci
jugeant que les organisations existantes étaient suffisantes pour répondre aux
besoins de tous et récusant de ce fait, l’idée d’une identité distincte de
celle de la communauté at large. Les
séfarades marocains n’ont n’en pas voulu, pour des raisons qui tenaient à leur
nombre, à la langue et au contexte québécois. Pour éviter cette ''amicale digestion'' les
dirigeants séfarades de l’époque se sont dotés alors d’institutions
communautaires, d’écoles, et de porte-parole politiques pour marquer leur
différence, dans une société distincte en pleine effervescence. Ces
réalisations furent assez largement soutenues par l’ensemble de la communauté
séfarade. La dernière initiative culturelle, le Centre Aleph, se distingue une
fois n’est pas coutume par un riche contenu intellectuel.
Le deuxième défi fut la préservation de la langue.
Là-dessus, les résultats furent mitigés. La communauté anglaise du Québec, plus
que la communauté ashkénaze, a réussi à angliciser une large portion de la
jeunesse séfarade, parce que les jeunes apprenaient l’anglais quasiment par
osmose, dans les écoles francophones, anglophones, dans la rue, avec la télé,
etc. Aujourd’hui, il n’y a presque aucun jeune séfarade qui ne soit
parfaitement bilingue, encore que leur français laisse souvent à désirer.
Le troisième défi, celui du rapport avec la communauté
québécoise francophone, s’est révélé ambiguë parce que derrière la langue, il y
avait un projet politique, l’indépendance, que la majorité des séfarades
récusait par solidarité communautaire.
Quant au quatrième défi c’est une variante du premier,
l’impératif « rester soi-même » s’est transmué en « qui
suis-je ? » dans un contexte où la survie économique ne se présente
plus comme une priorité immédiate, où la reconnaissance de sa différence a
finalement été acceptée par la communauté ashkénaze. Ce quatrième défi se
révèle beaucoup plus compliqué à affronter et signale peut-être le début de la
fin de la communauté séfarade du Québec. En effet, personne n’a jamais été
capable d’offrir une définition assez large mais significative de ce que veut
dire « être juif séfarade d’origine marocaine » pour la simple raison
qu’une identité ou une culture n’est pas quelque chose de statique, donnée une
fois pour toute, d’autant plus que de profondes divergences de vue travaillent
la communauté au point qu’on peut dire que ces divergences sont devenues de
véritables fractures tectoniques.
Ces fractures dans la vision de soi de la communauté
juive d’origine marocaine peuvent de résumer dans les quatre perspectives
suivantes :
La voie religieuse. Celle-ci
a l’avantage de s’appuyer sur des traditions millénaires et son mode
opérationnel, une congrégation conduite par un guide spirituel, offre une
approche séductrice dans sa simplicité. Cette approche a connu toutefois ses
dérives liées aux pratiques fétichistes d’un rabbin, faisant venir pour mousser
son crédit, de soi-disant saints du Maroc pratiquant l’exercice illégal de la
médecine, ce que le regretté Dr Georges Ouaknine, neurologue de renom avait
vivement dénoncé. Cette conception religieuse de l’identité séfarade rejoint
une part non négligeable de la communauté.
La voie folklorique. C’est
celle des leaders institutionnels qui se sont crus capables de faire la
synthèse entre religion, modernité et traditions. Ils pensent qu’au travers de
rituels et de festivités qui restituent l’image mythique du passé, on construit
l’avenir ; mais cette célébration du retour
du même n’a rien à voir avec une culture vivante qui précisément pour
rester vivante doit se réinventer dans un contexte qui n’a plus rien de commun
avec ce passé rêvé. Mais comment de tels choix ont-ils été faits ? La
communauté fût-elle invitée à réfléchir sur ce qu’elle était devenue dans un
environnement radicalement autre et ce qu’elle voulait pour sa jeunesse,
c’est-à-dire son futur ? La réponse est non, parce qu’une des dimensions
de ce rêve de retour au passé, incluait la nature foncièrement non démocratique
de gouvernance des anciennes communautés juives du Maroc, pilotées par leurs
familles dominantes et soumises aux traditions rabbiniques. Ceci explique
probablement pourquoi la plupart des leaders institutionnels de la CSQ et
autres organisations communautaires se sont traditionnellement autoproclamés
« dirigeants » en se cooptant, soit comme président, soit comme
membre de CA.
Voici trois exemples parmi d’autres de ces modes
désuets de fonctionnement, si typiquement folkloriques.
Premier exemple, les dirigeants de la CSQ, Communauté Sépharade du Québec, ont
voulu sans aucune consultation publique de la communauté, recréer en 1978
Marrakech-sur-le-St-Laurent, en greffant au sein de la CSQ un rabbinat avec
grand rabbin, alors qu’il n’y a rien de tel dans la communauté juive ashkénaze
pourtant dix fois plus nombreuse que la communauté sépharade. Ce grand rabbin
ne prétendait à rien de moins que parler au nom de tous les séfarades marocains
du Québec, que ceux-ci le veuillent ou non. J’en ai fait l’expérience
personnelle lors d’une confrontation verbale avec ce personnage dans le centre
Hillel. Quelle impudence lorsqu’on sait qu’une importante proportion de la
communauté ne s’est jamais reconnue dans ce fétichisme religieux. Après des
mois de conflits acerbes entre la CSQ et le rabbinat, la cassure fut consommée,
le greffon fût rejeté, preuve au moins que la CSQ disposait au moins d’une
forme élémentaire de système immunitaire, ramenant ainsi un modicum de bon sens
au grand soulagement de la majorité.
Deuxième exemple de non démocratie. Plusieurs
dignitaires de la CSUQ ont pris sur eux depuis des années de représenter la
communauté séfarade comme une communauté d’expatriés du Maroc, tous respectueux
du roi et des institutions du Maroc. Ces leaders n’ont jamais reçu aucun mandat
à cet effet ; s’ils l’ont fait, c’est avant tout par affairisme avide pour
plusieurs d’entre eux et pour des raisons de prestige personnel. S’il y a un
seul juif marocain qui a une véritable allégeance au roi du Maroc, qu’il se
lève et qu’il le dise publiquement. Par souci d’aider Israël dans ses rapports
avec le Maroc, quelques rares individus bien intentionnés mais mal avisés,
participent également à cette mascarade.
Troisième exemple, la production du livre « 50
ans ensemble, le livre sépharade 1959-2009 », est l’illustration d’un
projet honorable, manquant carrément sa cible de regard historique au profit
d’un amalgame d’anecdotes folkloriques, parce que piloté par le besoin de
gloriole d’un ancien président, omniprésent dans ce faux compendium. Une
personne quelque peu exigeante devra attendre un autre ouvrage pour, au-delà du
folklore, saisir la véritable dynamique qui a présidé à l’histoire de
l’édification de la communauté séfarade du Québec. Ici encore, un aréopage autoproclamé
a préféré regarder son nombril sans souci d’objectivité.
Ce retour vers un passé mythique, relève purement et
simplement du folklore. Pour nombre de leaders et hélas pour une portion non
négligeable de cette communauté, le folklore est le lieu privilégié de
l’identité séfarade. Peut-être ont-il effectivement raison !
La voie de l’interculturalité. Il y a
cependant une autre façon de voir l’identité autrement que dans un rétroviseur,
c’est celle qu’inventent et que vivent tous les jours nombre de jeunes et de créateurs dans tous
les domaines, cinéma, littérature, journaux, arts décoratifs, théâtre,
production intellectuelle.
L’identité séfarade que ces forces vives inventent,
c’est celle d’expressions culturelles métissées, d’échanges constants,
d’emprunts et de dons réciproques, ancrées sur un socle de valeurs
fondamentales partagées par tous les québécois, une reconnaissance qu’être
séfarade va de plus en plus signifier « juifs d’expression
française » dans un terreau particulier, celui du Québec. Cette inflexion
identitaire est non seulement nécessaire mais elle est inévitable, à moins de
s’emmurer. Recréer des mellahs à Montréal est illusoire ; car si la
proportion de mariages mixtes entre juifs séfarades et non juifs est plus
faible que la moyenne occidentale de 50%, elle n’en reste pas moins un horizon
que beaucoup de familles séfarades découvrent au détour du chemin lorsque leur
fille ou leur fils leur annonce qu’il ou elle va se marier avec John Bull, Marc
Charest ou Hélène Bélanger.
La voie de la disparition douce. C’est
celle qui accompagne toutes les communautés juives établies en occident. Une
proportion non négligeable de la communauté, que je suis incapable de chiffrer
pour Montréal, disparait silencieusement au fil des générations, soit par
indifférence à l’identité juive, soit par mariage mixte qui voit les enfants et
petits-enfants s’assimiler à la société ambiante. J’en suis moi-même un exemple
ambigu, mes petits-enfants ne garderont probablement de leur filiation qu’une
connaissance vague et abstraite ; ils vogueront sur d’autres substrats
existentiels.
En conclusion, je dirais que l’adaptation des juifs
séfarades au contexte québécois a été un succès qu’on doit noter. En deux
générations, les résultats sont parlants. L’intégration n’est pas facile, mais
où est-il écrit que ça devait être facile ? Il n’y a pas d’osmose parfaite
avec les Québécois, ceux-ci sont eux-mêmes confrontés à la caractéristique
fondamentale des identités d’aujourd’hui, l’incertitude quant à ce qu’elles
sont et quant à leur devenir. La culture des juifs d’expression française, à forte consonnance laïque va se développer de plus en plus à coté d’une culture
juive séfarade essentiellement religieuse et coutumière. Quant au folklore, il
va être reconnu pour ce qu’il est, du folklore, pas un mode de vie.
Léon Ouaknine
7 novembre 2009
Membre du Conseil interculturel de Montréal
Essayiste, auteur du livre Il n’y a jamais eu d’abonné au numéro que vous avez appelé. Éditions
Grenier.
Dans le cadre de sa vie professionnelle au sein de la
communauté juive de Montréal, l’auteur a créé le CCJ, Centre Communautaire Juif en 1971. Il a dirigé ensuite le CCJ et la
branche Snodown du YM-YWHA & NHS de 1973 à 1975. Il a également dirigé le
JFS, Jewish Family Services et l’Institut Baron de Hirsh de 1978 à
1993. En 1988, Il créé le CLSC René Cassin. En 1993, il obtient que le CLSC
soit désigné Institut universitaire de gérontologie sociale du Québec.
Parallèlement il met en place la Fondation pour le Bien-Vieillir qu’il dirige
jusqu’en 1997.