La question des mariages mixtes au
sein des communautés juives ressemble un peu à la question juive qui taraudait
tant les chancelleries des divers pays occidentaux aux dix-neuvième et
vingtième siècles. Chacune étant un objet détestable dont on ne savait pas
comment le faire disparaître.
Pour situer du point de vue du
leadership des institutions juives, ce que signifie le mariage mixte entendu
ici comme mariage entre juif et non juif, je me référerais aux trois vignettes
informatives suivantes :
The Jewish People Policy Planning Institute, un institut de recherche fondé en 2002 à
Jérusalem par le gouvernement israélien, l’Agence Juive et d’importantes
organisations juives de la diaspora, a publié une série d’études sur l’avenir
démographique du peuple juif. En ce qui concerne la communauté juive nord-américaine,
27% des juifs nord-américains modérément pratiquants se marient avec des
non-juifs (The American religious
identification Survey, 2001), les proportions sont massivement plus élevées
en Europe occidentale et encore davantage pour les juifs russes. 50 à 80% de
ces mariages mixtes mènent à l’assimilation des descendants.
En
septembre 2009, MASA, une organisation parrainée par le gouvernement israélien,
a produit des spots publicitaires contre le mariage mixte. Sur la vidéo de 30
secondes, on voit des affichettes placardées aux angles de rues, dans le métro
et sur les cabines téléphoniques, montrant les photos de jeunes juifs avec
au-dessus la mention « Perdu pour le peuple juif ». Cette campagne
publicitaire fut arrêtée au bout de 3 jours, devant les protestations, jugeant
raciste et insultante cette publicité contre les juifs ayant marié un non juif.
Dans les années
quatre-vingts, le National Jewish Welfare Board, organisation
Nord-Américaine de coordination de la vie juive institutionnelle devenue en
1990 le JCC, Jewish Community Centers of North-America, concluait que les 5.7
millions de juifs nord-américains de l’époque ne seraient plus que 4 millions
en 2060, du fait des mariages mixtes.
Ces trois vignettes
résument aux yeux des gardiens du peuple juif le dilemme confrontant les juifs
vivant dans la diaspora occidentale, où l’antisémitisme, bien qu’il n’ait pas
totalement disparu, n’est plus le mur d’airain qu’il était, martyrisant mais
maintenant vivace la condition juive. Les communautés juives, tant ses leaders
que ses simples quidams s’interrogent, « Comment
faire perdurer l’identité juive ? Comment assurer le retour du
même ? ».
Avant
de pouvoir répondre à ces questions, il nous faut revisiter la notion
d’identité.
D’après
Cyrulnik, « Toutes les identités
sont le produit de l’héritage d’un père, d’une mère et d’une religion que
chacun interprète selon son contexte culturel ». Le Moi est enfanté par un Nous composite et complexe. L’identité
renvoie clairement à une nature dynamique et duelle : elle a un versant
individuel, mais également un versant collectif. Il n’y a pas d’identité qui ne
soit que l’un ou l’autre de ces versants. C’est pourquoi sur le plan
identitaire, le Moi est
indissociablement lié au Nous. Il y a
ici un lien manifeste qui relie le sujet individuel au sujet collectif – ou
peut-être devrait-on inverser les termes et dire le sujet collectif au sujet
individuel, tant il est vrai qu’au cœur de l’individu le Nous social forge l’armature
du Moi. L’identité est bien une pièce avec
deux faces. Tant que le Nous social était entièrement
façonné par une communauté enclose, le Je
demeurait résolument juif, il y avait harmonie entre l’individuel et le
collectif. Lorsque les idées et le doute commencent à ronger ce qui fonde les
rituels - gardiens de l’identité - mais que la société ambiante maintient son
ostracisme à l’égard du juif, celui-ci revendique ses rituels même s’il ne croit
plus très fort, parce qu’il n’a pas d’autre option que sa reproduction avec
lui-même. Mais que la société
ambiante lève l’ostracisme, alors le Je, par
petits ruisseaux, succombe à la tentation du Nous sociétal. Le
fondement religieux vacillant n’étant plus suffisant pour empêcher la
transgression du mariage mixte. Dès lors le Nous
communautaire devient en partie un reflet du Nous général, au point d’adopter les coutumes et les
pratiques de celui-ci, souvent aux dépens des siennes, ne conservant de sa propre
identité que quelques rituels devenus des occasions de festivité. Le Je identitaire juif est alors transmué
de l’intérieur, il glisse naturellement vers l’assimilation, parce que
l’attrait de la société ouverte devient plus fort que ce que lui proposent les
gardiens de traditions désormais perçues comme limitatives et obsolètes.
L’illustration en est assez simple, de l’aube du judaïsme à la fin du XVIIIème
siècle, la continuité juive s’appuyait sur les 6 éléments suivants :
- Premier élément : Avoir une mère juive puisque selon la Halacha, le droit canon juif, ne peut être Juif que celui qui naît d'une mère juive.
- Deuxième
élément : L’orthopraxie, l'obéissance scrupuleuse aux rituels et commandements
religieux dont la croyance au dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Être
juif sans croire en dieu aurait été un oxymore, une contradiction dans les
termes. Spinoza qui ouvrit l’ère du rationalisme, fut expulsé de la
communauté juive d’Amsterdam, pour cause d’hérésie, sa conception
naturaliste du monde étant totalement incompatible avec les textes sacrés.
- Troisième
élément : L’impossibilité d’une vie juive individuelle. Imaginez un
hassid, vivant seul avec sa famille dans un petit village de
l’Abitibi ; l’idée même est saugrenue, parce que la spiritualité
juive, à l'instar de toute spiritualité abrahamique, ne peut survivre
longtemps sans la minutie des pratiques religieuses – dont la prière
commune - et les rituels ancestraux qui appellent incessamment au retour
du même. Être un juif pratiquant hors d’une vie communautaire, est
quasiment impensable.
- Quatrième
élément : Le poids de l’héritage. Lorsqu’on a été élevé dans une
culture dont la trame est un dialogue millénaire entre rabbins
s’interrogeant sur la signification spirituelle des textes sacrés et de
leurs commentaires, quitter cette tradition est presque synonyme
d’asphyxie spirituelle et il faut des circonstances excessivement brutales
ou passionnelles pour y procéder.
- Cinquième
élément : Le rempart identitaire qu’assure l’hostilité du milieu
ambiant. Il faut rappeler que les temps où les mariages mixtes étaient
considérés comme de quasi apostasies ne sont pas si lointains. Les
mariages entre catholiques et protestants bien que tous deux chrétiens
n'étaient pas non plus accueillis avec joie, alors les mariages entre juif
et catholique ou juif et protestant étaient quasi impensables, tant de la
part des communautés juives que des sociétés où elles étaient installées.
Les raisons de cette situation n'étaient pas seulement des attitudes et
des préjugés, elles découlaient aussi du droit religieux tant d'un coté
que de l'autre. Seule la conversion de l'une ou l'autre des parties
permettait de résoudre le problème, avec pour conséquence une quasi
excommunication pour l'une des parties impliquées ; en bref un rejet total
de la part de sa communauté d'origine.
- Sixième élément :
Le refus du mariage mixte si le non juif ne se convertit pas. Auparavant,
le mariage mixte était l’équivalent d’une apostasie puisque le juif était
perdu pour sa communauté. Même
aujourd’hui, est-il possible d’imaginer un mariage mixte entre deux
personnes très religieuses, une chrétienne et un juif, chacune
respectueuse de la religion de son conjoint ? Impossible, parce que pour ce juif comme
pour cette chrétienne, leur dieu personnel serait nécessairement au centre
de chaque aspect quotidien de leur vie. Or l’une et l’autre religion
s’affirment comme l’unique dépositaire de la plénitude du message divin.
Être juif, c’est refuser radicalement un dieu trinitaire, être chrétien,
c’est affirmer avec certitude que l’ancienne alliance a été abolie. Dans
leur cas, le mariage mixte est impensable, conséquence du fondement
religieux originel de leur identité respective.
Or aujourd’hui, ces 6 éléments ne
sont plus des conditions sin qua non à l’identité juive :
- Mère juive. Pour
beaucoup de juifs non religieux, ce n’est plus nécessaire ; s’ils le
veulent, ils se définissent comme juifs même si leur mère n’est pas juive.
Certains mouvements religieux juifs tels le reconstructionisme ont même
officialisé cette position.
- Croyance obligatoire.
Pour la plupart des gens, tant dans la société chrétienne qu’à l’intérieur
des communautés juives, le sacré s’effrite peu à peu, puisqu'il n'existe
plus de territoires interdits d'examen, depuis l'avènement des Lumières. Comment
maintenir la fiction du sacré lorsque la croyance en une transcendance
absolue comme noyau incandescent de l’être a de facto disparu. Dieu ne fonde plus la cohérence du tout, le
fil conducteur du monde, il n’est plus le métarécit de la civilisation occidentale
et en vérité il ne l’est même plus aux yeux d’une part croissante des Juifs
orthodoxes, qui feront inconsciemment plus confiance au médecin qu’à la
prière en cas maladie grave. Les courants majoritaires des chrétiens
(principalement protestants) comme des juifs, ayant gommé les aspérités
fâcheuses ou gênantes de ce qui constituait leur singularité fondatrice,
assistent à une lente convergence de leurs visions spirituelles
respectives, particulièrement en Amérique du Nord. Les deux dieux sont définis comme deux
versions du même, chacune estimable, chacune porteuse d’une vision de la
vérité. A la limite, Les deux religions convergent vers ce que j’appelle
« le judéo-christianisme », la religion de l’accommodement au
monde, celle qui n’exige rien, la religion BCBG, bon chic, bon genre. Dans
ces conditions, le Juif ne se considère plus comme profondément autre, la religion n’est plus une
barrière, alors que son objectif premier était de séparer le Juif du non-Juif.
Les conversions de pure forme des non-juifs sont bien acceptées, même en Israël ;
combien de rabbins se laissent doucement convaincre de la soif de judéité
du nouvel aspirant avant son mariage ; on ne questionne que rarement
le mensonge reconnu d’utilité publique. Aujourd’hui, la religion n’a
plus grande force de traction hors des milieux ultra-orthodoxes. Croire à
son retour comme marqueur identitaire prééminent, comme croire à la venue
prochaine du Moshiah (Messie) ne
fait plus saliver que les lubavitch. En vérité, les communautés juives qui
ne sont pas ultra orthodoxes se fichent éperdument que le juif croit ou
pas, ce qui les intéresse, c’est qu’il reste juif en affichant son
allégeance à une communauté de destin.
- L’hostilité du monde
ambiant. Il n’y a plus de vrais ghettos pour les juifs en occident, ceux-ci
sont généralement bien intégrés dans la société[1]. En fait hors de
leurs rituels religieux, il est devenu impossible de les distinguer de
leurs compatriotes occidentaux sauf pour les ultra-orthodoxes.
- Les générations venues
après la fin de la deuxième guerre mondiale ont été essentiellement
scolarisées dans des écoles laïques ou culturellement juives mais leurs
pratiques éducatives n’ont plus aucune commune mesure avec celles que
leurs ancêtres ont connues. Il leur est alors relativement facile de
sortir d’une tradition religieuse lorsque celle-ci se fendille et ne
constitue plus un des piliers incontournables de l'identité. La torah et
le talmud sont alors juste deux ouvrages parmi d’autres et non plus la
source vivante et irremplaçable de ce qui donne sens à votre vie.
- L’identité juive ne
requiert plus impérativement un enracinement communautaire total. On peut
se dire juif et s’assimiler. Cela ne requiert plus un rejet dramatique de
son identité. La transformation est plus insidieuse. Être juif qui
renvoyait dans les temps anciens à une modalité unique, est aujourd’hui
vécu sur un mode cafétéria, chacun choisissant ce qui lui plaît.
L’éventail des possibles est vaste, depuis le juif athée intégral jusqu’au
nétouré karta. En Europe comme
en Amérique du Nord, comme en Russie, les juifs laïcs sont largement
majoritaires, la communauté étant perçue au mieux comme une famille
étendue, plus généralement comme un club social ou inconsciemment comme
une sorte d’assurance ultime face à un destin collectif dont la cruauté ne
pourra jamais être totalement éradiquée.
- Le mariage mixte. On
peut demeurer juif dans un mariage mixte, il n’y a plus de rejet ni
d’expulsion hors de la communauté, par ce que l’acte n’est plus considéré
comme un reniement.
Mais s’il n’existe presque plus de prérequis
pour une personne à se définir comme juive hors des milieux orthodoxes, il faut
reconnaître que la disparition graduelle des six conditions d’appartenance à la
communauté mène doucement vers l’affaiblissement de celle-ci. Le mariage mixte,
si la conversion de l’autre n’est pas à l’ordre du jour, devient alors dans la
plupart des cas un facteur d’assimilation, le plus puissant de tous. C’est
aussi devenu une migraine permanente de toutes les communautés juives occidentales.
L’assimilation mène inéluctablement à l’affadissement de l’identité juive et
mécaniquement au déclin démographique des communautés. Affadissement de
l’identité parce qu’un mariage mixte, à quelques exceptions près, correspond
d’abord à un métissage culturel qui se transforme avec le temps et les
générations en hybridité identitaire. Déclin démographique parce que tous ceux
qui s’engagent dans un mariage mixte n’amènent pas nécessairement une âme de
plus dans la communauté. Au final, sur ces chemins de traverse, beaucoup de
juifs prennent insidieusement la porte de sortie, si ce n’est pour eux-mêmes,
du moins pour leur descendance. J’en suis moi-même un bon exemple. Je suis un
juif accidentel, mais cette identité juive, je l’ai toujours revendiquée, parce
que la refuser aurait été interprétée par mon inconscient comme un acte de
lâcheté. Mon mariage mixte a fait que mon fils Joël est certainement bien au
fait de la problématique juive dans son extrême complexité, mais il n’a pas du
tout cet engagement viscéral qui est le mien. Son mariage avec une non juive
parachève la sortie identitaire de mes petits-fils. Ceux-ci vogueront sur
d’autres substrats existentiels. Cela ne me gène en rien, parce que mes
petits-fils sont viscéralement plus importants pour moi que toute affiliation
identitaire ou toute communauté. Les communautés juives sont consternées par ce
type d’évolution, mais que peuvent-elles y faire ? La campagne de MASA a
démontré la folie des institutions qui veulent stigmatiser l’individu rétif aux
diktats communautaires et religieux.
La société d’aujourd’hui a fait de
l’individu son propre maître quant à son destin, du moins en apparence. Ce
n’est plus la tribu, ni même la famille qui clôt irrémédiablement l’identité de
l’individu, mais plutôt lui et son inconscient.
La notion d’identité juive est
toujours là, mais elle exhibe une couleur de plus en plus pâle. Espérer en
diaspora, hors des milieux orthodoxes, une plus forte prégnance culturelle et
identitaire du Nous communautaire sur
le Nous ambiant de la société, est
illusoire. Croire par exemple qu’à Montréal, le Nous séfarade va pouvoir pleinement répondre à la quête
existentielle de sens et d’identité des jeunes juifs montréalais d’ascendance
séfarade, c’est croire que le mythe et le folklore sont plus forts que les
attraits de la société ouverte. Qu’on le regrette ou qu’on y soit indifférent,
partout les communautés juives diasporiques sont sur une trajectoire
descendante, en proportion directe du degré d’ouverture de la société à leur égard.
On objectera qu’à Montréal c’est faux, vu le succès des écoles juives, plus de 50%
des enfants juifs montréalais y sont inscrits, en plus grande proportion
aujourd’hui que dans les années 70 et davantage que dans toute autre grande
métropole américaine. Je crois que ce
phénomène montréalais est influencé en bonne partie par les facteurs suivants :
la volonté de beaucoup de parents ignorants de la vie juive de confier à
d’autres le maintien d’un minimum d’identité juive, le désir d’écoles privées de
qualité à un coût très supportable, allant jusqu'à la gratuité pour les plus
démunis, ce qui attire nombre de parents essentiellement indifférents à la
religion mais désirant maintenir un certain ancrage communautaire. Le
leadership communautaire dans toutes les grandes métropoles nord-américaines
investit beaucoup d'argent pour renforcer l'identification juive des jeunes
particulièrement avec Israël, le plus puissant lien fédérateur bien avant la
religion, tout ceci pour maintenir la continuité juive en évitant au maximum
les mariages mixtes.
Il est vrai qu'avec le regain
marqué d'antisémitisme qu'on observe depuis quelques années dans les pays
occidentaux y compris aux États-Unis, antisémitisme massivement impulsé par les
minorités musulmanes grandissantes dans ces pays, la trajectoire d'intégration
du Juif pourrait s'infléchir. On note au sein des communautés juives tant en
Europe qu'en Amérique du Nord, que la proportion d'orthodoxes et
d'ultra-orthodoxe, s'accroît sensiblement du fait de deux facteurs concomitants,
d'abord un taux élevé de natalité, ensuite parce que les mouvances
conservatrices et libérales du judaïsme se vident lentement des deux bords d'une
partie de leurs membres qui migrent soit vers plus d'orthopraxie, soit
carrément vers la sortie douce. On verra si dans les prochaines décennies,
Montréal échappera à la tendance générale d’accroissement des mariages mixtes.
Léon
Ouaknine
Mai
2015
[1] Ce point mérite d'être révisé. L'antisémitisme
réapparaît de façon inquiétante en Europe et risque de remettre en question la
dynamique d'assimilation.