Je suis Romain
Romain comme seul un Hébreu peut l’être
Car un Romain
Qui est Romain parce qu'iI est Romain
est beaucoup moins Romain
Qu'un Romain qui l'est, parce qu’il veut l’être
Edmond Fleg "Le Juif du
Pape"
Le débat actuel sur le voile
islamique en France est-il un psychodrame banalement raciste du fait d’une
certaine xénophobie anti-arabe ou reflète-il plutôt l’attachement de cette Nation éprise
d’égalitarisme, pour le principe de laïcité, défini comme rempart de la Raison,
des minorités et de l’Universalité de l’Homme ?
Qu’en est-il de la société
française d’aujourd’hui ?
La réalité empirique nous
dit que nous vivons dans des collectivités humaines concrètes, et non pas dans
"la grande collectivité humaine", l'Humanité si elle "une"
ne l'est que conceptuellement. Il n'y a
pas de civilisation universelle en dépit de la globalisation des échanges, et
la question reste posée de savoir si la chose est même concevable. L'existence de nombreuses collectivités, sous
la forme d'Etat/Nation, ou simplement comme collectivités non étatiques (les
Tsiganes, les Kurdes, etc..) nous pose le problème de leurs différences,
c'est-à-dire de cette partie d’elles-mêmes qui fonde leurs identités
distinctes. La problématique identitaire n'est pas simple; elle pose la
question de la frontière, de ce qui se ferme sur soi pour assurer la perdurance
du même, vis à vis de ce qui n'est pas "le même", distinguer le Soi
de l’Autre. Mais comment
penser l'altérité des nations, si on ne la pense pas comme contrepoint radical
ou momentané d'une conception de l'Homme universel ? Pour certains philosophes, la diversité des
nations et de ce qu'elles représentent ne sont qu'un moment dans l'Histoire
générale de l'humanité, qui doit être pensée en fonction d'un universel qui se
construit, soit par la marche de la Raison, soit par l'Economie, soit par
l'horizon messianique promis par de nombreuses religions[1]
Il nous semble que la
France, patrie universelle pour certains, nous fournit plus que tout autre
nation occidentale, un des exemples les plus intéressants de la dialectique qui
va de l'identité d'un "nous" collectif vécu comme irrécusable
différence de l'autre, au désir passionnel d'universalité.
La question identitaire ne
relève pas seulement d’une quête philosophique, elle est
"politique", elle confronte chaque citoyen aux aspérités de la
différence de "l’Autre", elle met parfois en rapport ce que Amin
Maalouf[2]
appelle les identités meurtrières et interpelle de ce fait la Cité dans
son espace public.
Ce débat n’est pas nouveau,
même si ses formes, aujourd’hui, sont particulières. La question de l’intégration de minorités
s’est déjà posée au cours des siècles précédents depuis l’acte d’émancipation
durant la Révolution, d’une minorité emblématique de "l’Autre"
en Occident, les juifs. Celle-ci au
cours des siècles, à l’instar des canaris des mineurs, a servi d’indicateur du
niveau de tolérance de "l’Autre" dans les sociétés
européennes et en particulier française.
Notre interrogation porte
donc fondamentalement sur la question identitaire française, sur son rapport à
l'universel, et non pas sur la question identitaire juive dans la modernité qui
aurait requis un coup d'oeil pour le moins européen. Le statut du juif sert donc ici uniquement de
révélateur, et de la singularité française, et de son universalité.
Dans cette
réflexion sur l'identité d'une nation particulière, la question du sujet
collectif requiert qu'on s'interroge sur le statut du sujet, de l'individu, car
comme le dit Yirmiyahu Yovel[3]
"…or ce n'est que par eux (les individus) qu'existent
les formes historiques globales".
Il y a ici un lien
incontournable qui relie le sujet individuel au sujet collectif; ou peut-être
devrait-on inverser les termes et dire le sujet collectif au sujet individuel,
tant il est vrai qu'au coeur de l'individu, le "nous" social forge
l'armature du "moi".
La patrie des droits de
l’Homme
Le 26 août 1789, l'Assemblée
constituante française vote la déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen.
Celle-ci affirme l'universalité et l'égalité absolue des hommes (Les hommes
naissent libres et égaux en droit). La France devient la patrie des droits de
l'Homme. Pour Emmanuel Todd[4]
"La
Révolution française est un autre grand moment d'universalisme européen, qui
aboutit à la notion d'un homme universel absolu"
Cet universalisme absolu ne
souffrait aucune exception.
Stanislas
de Clermont-tonnerre déclare à l'Assemblée constituante en décembre 1789
"II
n'y a pas de milieu possible, ou admettez une religion nationale, soumettez lui
toutes vos lois, armez la du glaive temporel, écartez de votre société les
hommes qui professent un autre culte, et alors effacez l'article X de votre
déclaration des droits (...Nul ne doit être inquiété pour ses opinions même
religieuses...) ou bien permettez à chacun d'avoir son opinion religieuse et
n'excluez pas des fonctions publiques ceux qui usent de cette permission... Il
faut tout refuser aux juifs comme Nation et tout accorder aux juifs comme
Individus,"
Il n'est pas sans intérêt de
noter que cette émancipation légale des juifs a précédé à l'époque la sortie
des juifs de la société traditionnelle.
Il n'y avait à toute fin pratique aucun processus d'assimilation en cours
des juifs, lesquels étaient au demeurant peu nombreux en France (40 à 60
000). Cette émancipation découlait
simplement de l'idéologie des lumières, émancipation que les armées de la
Révolution allaient imposer à travers le continent au fur et à mesure de leur avance[5].
Napoléon
Bonaparte en 1808 crée des institutions chargées d'intégrer les juifs dans le
système étatique français dont le consistoire central, lequel s'emploie à
accélérer la modernisation des juifs français, en réduisant la judéité à une
affaire privée religieuse. Ce mouvement
de privatisation du judaïsme avait d'ailleurs été prôné en Allemagne par Moïse
Mendelssohn, "sois allemand au dehors et juif chez toi".
Spinoza
lui-même avait assigné à l'Homme de choisir entre l'universel et le
particulier. Cette conception universaliste de l'homme, issue des lumières et
réalisée par la Révolution française renvoie à quelques éléments forts qui vont
définir la forme générale de l'identité française:
- Celle-ci est fille de la modernité, construite
sur la raison dans un mouvement explicite de rejet de la superstition,
elle participe de l'universel.
- L'universalisme français s’est forgé
historiquement «contre» la religion catholique, en opérant une coupure
radicale entre la sphère du religieux et celle de l'Etat. La transcendance religieuse telle
qu'elle se donne dans la réalité sociale, est perçue comme particulariste
(on est catholique, protestant, juif ou musulman) et elle ne peut donc pas
fonder l'universalité des droits ni généralement l'universalité des hommes. C'est la Raison dans sa dimension
transcendantale qui fonde l'universalité de L'Homme; la finitude de l'Homme n'est plus une
blessure que seul Dieu peut combler, mais un état de nature que la Raison
transforme.
- Les particularités culturelles, religieuses, et
économiques basculent dans la sphère privée, c'est à dire ce qu'on
appellerait aujourd'hui la société civile. (..Il faut tout refuser aux
juifs comme nation...). L'Homme
moderne, l'homo politicus, sujet enfin majeur, devient "objet"
de la coercition légale de l'Etat, (lois, règlements) dans sa vie publique
au dehors, mais "sujet" libre dans sa vie privée[6].
- La modernité procède à la laïcisation de valeurs
judéo-chrétiennes (dignité inaliénable de l'homme, respect de la vie
humaine, fraternité etc..) qui ne relèvent pas toutes nécessairement de la
raison universelle, tel le droit de propriété.
- Les corps intermédiaires, sont éliminés ou
réduits, de sorte qu'il n'y ait aucun obstacle dans le rapport
Individu/Etat. La culture publique
commune se présente comme unitaire dans sa conception et refuse les
particularismes tels que les parlers locaux dans le cadre des rapports de
l'individu à l'Etat. Selon Michel
Maffesoli, la socialité[7] cède
le pas au social[8] dans
la définition d'un savoir-vivre unique, en vue de développer
l'homogénéisation de la France. Ce savoir-vivre unique, obligatoire et
laïc, sera par la suite assuré avec une grande efficacité par l'école et
l'armée avec les troisième et quatrième République.
- L'émancipation définit implicitement pour les
minorités un horizon d'assimilation. Les vagues successives d'immigrants
confirment la puissance assimilatrice de la France[9]; 1 % d'étrangers en 1851, 3% en 1901, 7%
en 1931, 4% en 1954, 7% en 1975, 8% en 1994. Les dernières immigrations depuis 1970
sont majoritairement maghrébines, et si l'assimilation de ces populations
se fait, c’est plus difficilement qu’avec les vagues précédentes. Les
juifs n'ont pas échappé à ce processus d'assimilation; plus encore leur
émancipation légale a ouvert la voie à une transformation en profondeur de
la société juive de l'époque; ceux-ci apprennent le français, affluent
dans les centres urbains et embrassent de nouvelles carrières. En moins d'un siècle les juifs s'imprègnent
profondément de la philosophie des Lumières, et témoignent d'un très fort
attachement à la France émancipatrice.
- Cette conception française de l'universel, face
au particularisme de la plupart des Etats ancrés sur leurs identités
respectives, prend à l'échelle mondiale une forme elle-même particulariste,
bien que selon Todd
" la
contribution principale de la France à l'Histoire de l'Humanité est justement
d'avoir fait échapper la démocratie à sa gangue ethnique originelle[10] et définit un corps de citoyens sans
références aux notions de race ou de sang".
Cet attachement aux idéaux
de l'universalité de l'Homme est profond et suscite de fortes oppositions à
l'antisémitisme. C'est ainsi qu'Emile Zola publie le 13 janvier 1898 son
célèbre "J'accuse" dans le cadre de l'affaire Dreyfus.
En 1948, la déclaration
universelle des droits de l'Homme adoptée par l'ONU est rédigée par René
Cassin; Celui-ci est français, délégué
par le général de Gaulle et il est juif.
Concrètement
l'intégration des juifs et leur assimilation vont bon train en France contemporaine; La plupart des équipes gouvernementales
comptent des ministre d'origine juive.
Plusieurs premiers ministres furent également d'origine juive. Le juif est on le voit parfaitement accepté
en tant que citoyen absolument égal, sous réserve que sa qualité de juif se
confine à la vie privée. La machine
assimilatrice française fait merveille, particulièrement depuis la fin de la
guerre; le taux de mariages mixtes des juifs en France est le plus élevé
d'Europe et même des grands pays occidentaux.
La diabolisation de "l’Autre"
La France, c'est aussi et
en même temps:
- L'affaire Dreyfus, et l'antisémitisme des cercles
militaires et d'une large fraction de la hiérarchie catholique.
- Vichy et le soutien tacite d'une large partie du
peuple français aux lois antijuives édictées pour certaines avant que
l'occupant allemand ne l'exige.
- La rumeur d'Orléans dans les années 60,
investiguée par le sociologue Edgar Morin[11]
- Le discours du général de Gaulle en 1967 sur les
juifs "peuple d'élite, sur de lui-même et dominateur". Discours extraordinaire qui pose le
juif comme d'essence différente du Français, et crée ainsi les conditions
d'un clivage au sein des citoyens. Ce discours formulée par la plus haute
autorité de l'Etat légitimait sinon l'antisémitisme (de Gaulle ne l'était
pas) mais le sentiment que le juif était "autre",
"différent".
- L'attitude ambiguë du Président François
Mitterrand vis à vis de personnages ayant notoirement collaboré à la
répression anti-juive (Bousquet..).
Là encore, le chef de l'Etat, loin d'être un antisémite a toujours
professé une admiration et un étonnement réel face à l'énigme du destin
juif. C'est pourtant ce même
Mitterrand qui a collaboré avec Vichy tout en étant parfaitement au fait des
lois antijuives promulguées par Pétain, et qui n'a jamais renié ce sombre
épisode.
- Le Front National que soutiendrait près de 20%
de l'électorat, dont les thèses
racistes, dans le contexte français, dépassent la simple vindicte à
l'égard des immigrants et s'attaquent à la "qualité" de "français"
de certains citoyens français. Ces thèses récusent fondamentalement la
conception de l'Homme universel, l'antisémitisme des dirigeants étant
d'ailleurs bien connu. Le Front
National réclame une citoyenneté basée sur le droit du sang et non pas le
droit du sol, vision éminemment "particulariste". La
glorification de Jeanne d'Arc doit être comprise comme un appel infra
rationnel à une réalité mythique, ontologique, d'un Français "pur et
unique", résolument distinct du Français, "français" par
élection. En 1994, 62% des Français reconnaissent avoir des sentiments
racistes, par ailleurs la commission des droits de l'homme de l'ONU
déclare constater une vague de racisme et de xénophobie à travers la
France[12].
En fait
l'antisémitisme a toujours baigné l'ensemble du mouvement nationaliste, de
Déroulède à Maurras, de Rochefort à Barrès, la dénonciation de "l'invasion
juive" est omniprésente. Coté
journaux, les diverses éditions parisiennes et régionales de "la
Croix" des pères assomptionnistes se déclarent officiellement
"journaux les plus anti-juifs de France". il y a également la ligue antisémite de
Drumont. Céline exemplifie dans les
années 30 une conjonction nouvelle du pacifisme et de l'antisémitisme; il
déclare "la Gauche, le Front populaire voudraient au nom de
l'antifascisme entraîner le pays exsangue dans un nouveau conflit
suicidaire.... cette guerre est voulue
par les juifs pour renverser Hitler" alors qu’en 1914 les juifs étaient accusés par
les antisémites de trahir la France au profit de l'Allemagne[13]
Substitut de l'ennemi
extérieur, le juif est appelé par la mythologie des antisémites à figurer à
l'intérieur l'ennemi nécessaire contre lequel il devient plus facile d'assurer
la cohésion nationale.
L'antisémitisme
recrute partout, au sein de l'establishment des arts et des lettres, chez les
intellectuels, les académiciens, dans le petit peuple, les dirigeants, les
immigrés musulmans, et même au sein de la gauche....
Il y a quelques années,
Jean-Marie Le Pen publiait un livre "La France est de retour"
qui présente une vision nationale/populiste mordant à droite évidemment mais
entamant également l'audience de l'extrême gauche. Le courant ultra
nationaliste xénophobe et antisémite a cristallisé les aspirations d'une partie
importante de l'électorat français.
L'idéologie de ce mouvement est on ne peut plus claire, glorification du
peuple français comme race supérieure;
Par contre coup les races juives et arabes seraient évidemment
inférieures. Dernier avatar, la
recrudescence des actes antisémites de la dernière décennie, qui n’avaient
jusqu’à récemment pas suscité de réactions fortes des autorités publiques.[14]
La France
présente aussi ce visage qui faisait dire à Tristan Bernard pendant la guerre
"Les
optimistes sont à Drancy[15],
les pessimistes sont à New York".
Mme
Fernande Shulman juive athée, qui disait que sa mère était une Française née
juive par hasard, ajoute cette phrase terrible
"Je
suis une française particulière, une française toujours révocable, comme un ex
grand malade, plus exposé que nul autre à une rechute"[16].
La peur et
le rejet de l'autre, ne sont pas l'apanage exclusif de la droite nationaliste;
une partie du petit peuple de gauche véhicule cette vision de l'inaltérable
différence de l'autre. Ce sentiment est
quelquefois conforté par les politiciens pour des raisons purement
électoralistes (Ah ces odeurs !...)[17], ce qui
confère une réalité explicitement négative à ce qui se présente comme la
différence de l'autre.
Michel
Wieviorka[18] dans ses enquêtes sur le terrain identifie le
sentiment de la distance culturelle au sein de la France raciste, mais ne nous
y trompons pas, derrière la Culture se profile la Nature, c'est à dire la
race. Comme l'indique l'un des enquêtés
"j'ai
vu monté 4 moutons vivants, des gros et on les tire dans la baignoire....
chaque race a ses moeurs, ses coutumes et ses religions, et même s'ils sont
français, ils garderont toujours la race dans eux"
La
différence de l'autre pour une partie des Français est perçue comme une menace
qui prend la forme de l'envahissement du territoire physique et identitaire
français
Le paradoxe identitaire
français
Il y a manifestement un
niveau de contradiction qui dépasse l'accidentel; cette contradiction semble
enracinée au coeur de l'identité française, puisqu'elle perdure et se recompose
sans cesse dans le paysage français
quelle que soit l'époque.
Cette
contradiction est-elle universelle ? Se
retrouve-t-elle dans les autres sociétés démocratiques? Ou bien a-t-elle un caractère proprement
français ? Tout d'abord cette contradiction
entre une France universaliste et des pratiques racistes, ne se réduit pas à un
clivage entre le pays légal et le pays réel, à une simple dichotomie entre un
discours universaliste, et une pratique différentialiste; Ce
serait trop facile. Les deux tendances
s'expriment, et par des idéologies, et par des pratiques effectives. Il semblerait à première vue que nous ayons à
faire à deux Frances distinctes, à deux corps sociaux incompatibles, à deux
positions aux antipodes l'une de l'autre.
Y aurait-il
en France deux identités françaises nettement distinctes, mais coexistant
malgré tout sur un territoire unique contrôlé par un Etat unique. Ces identités se succéderaient-elles dans le
temps selon une logique particulière, à la façon dont les partis alternent au
pouvoir ? Et si c'était le cas, la ligne
de démarcation suit-elle un clivage gauche/droite? Un clivage de classes
sociales ? Un clivage de niveau d'éducation ? Un clivage de corps de métiers -
l'armée, la police, l'appareil religieux etc. - pencheraient-ils plus d'un bord
que d'un autre ? Et selon les époques, leurs préférences instinctives
feraient-ils basculer le pays soit vers l'intolérance soit vers l'universel
? Pour reprendre les termes d'Emmanuel Todd[19]
"Le
mouvement lepéniste signifierait que la prétention française à incarner
l'universel
a toujours été abusive. Face à l'homme
diffèrent venu d'un ailleurs géographique ou religieux, la France ne serait
finalement capable que d'une banale intolérance".
Cette question revêt une
grande importance théorique, pratique, politique et éthique, puisque la France
compte un pourcentage non négligeable d'immigrés, et qu'en dépit d'une
politique officielle visant une immigration zéro, la mise en place de l'Europe,
les accords de Schengen en particulier couplés à la mondialisation des
échanges, font de l'immigration donc de "l'étranger" un problème incontournable. Il n'y a pas de réponses simples face à un
comportement en apparence schizophrénique.
La réponse anthropologique
Emmanuel Todd pense qu'aucune
société ne peut évoluer hors des pesanteurs de son histoire, et il situe la
question identitaire dans une perspective anthropologique.
La
structure familiale, le statut de la femme, le taux d'exogamie, le mode
d'héritage, sont les concepts clés permettant d'interpréter des réalités en
apparence contradictoires. Seul le
passage de l'idéologie à l'anthropologie, c'est à dire la démarche
scientifique, nous livre les clés d'une certaine cohérence.
Les
cultures sont de façon générale universaliste ou différentialistes, et la
source de ce caractère découle d'un principe de symétrie ou d'asymétrie dans le
rapport aux enfants. Ce principe de
symétrie ou d'asymétrie découle directement de la structure familiale traditionnelle
des peuples.
Les cultures universalistes
postulent l'égalité des frères. Lorsque les frères sont égaux, il y a partage
égalitaire des biens; la structure du groupe familial admet un plan de
symétrie,
la culture qui en découlera
sera de nature universaliste, avec des variations importantes, selon que les
soeurs sont exclues ou pas du partage des biens. Ainsi les structures communautaires romaine,
chinoise, russe, arabe, excluent les femmes, alors que les structures
familiales nucléaires du Bassin Parisien, de Castille, de l'Andalousie, sont
vigoureusement égalitaires et ne font pas de distinctions entre garçons et
filles.
Les
cultures différentialistes s'appuient quant à elles sur la notion de famille/souche.
Un héritier unique est désigné par la coutume ou par les parents, les autres
enfants étant exclus de la succession.
Partout où il existe, le système souche définit pour les frères des
destins différents, ce qui induit une structure mentale différentialiste, qui
peut être soit égalitaire soit inégalitaire.
Cette
vision anthropologique qui classe les sociétés et les cultures comme
universalistes ou différentialistes, à partir de la structure traditionnelle
d'héritage familiale, doit postuler un mécanisme d'intériorisation et de
transposition inconsciente des structures familiales aux structures
idéologiques et culturelles. Le mode de
partage dit à l'inconscient des hommes qu'ils sont égaux ou inégaux par essence
(aléas de la naissance, aîné ou cadet, garçon ou fille..). Ce même
inconscient postule que si les frères sont égaux, alors les peuples sont égaux;
si les frères sont inégaux, les peuples sont inégaux.
Ces structures mentales ne
résident pas seulement dans l'inconscient; elles se traduisent par des normes,
des règles, des coutumes, des lois, et donc des pratiques vis à vis des
étrangers.
Cependant
une telle transposition de la structure de la famille vers la structure
idéologique des sociétés, exige des structures sociales stables sur une très
longue durée, ce qui était effectivement le cas avant la révolution
industrielle.
Pour
résumer la thèse de Todd, c'est dans l'inconscient des enfants que se bâtit la
certitude métaphysique a priori de l'équivalence ou de la non
équivalence des frères (élargie ou non si l'on inclut ou exclut les soeurs),
c'est à dire de l'universalité ou de la non universalité des hommes; c'est au
sein de sa culture que se bâtît cette intime conviction du Sujet, et non pas
dans le contact interethnique, car l'a priori n'est pas par définition
sujet à vérification, il organise la vision de l'autre, le définit comme
autre, identique, ou presque semblable, l'autre qui par sa simple existence
confirme l'identité du sujet.
On comprend mieux pourquoi
des groupes similaires d'étrangers ont des destins différents selon la société
d'accueil: En effet à moyen et long terme ce ne sont jamais les a priori
métaphysiques des immigrants qui déterminent leur finalité (assimilation,
maintien de leur différentialisme, ou même extermination), mais c'est toujours
la société d'accueil qui finit par imposer son modèle, au point que Todd sur la
base d'analyses comparatives conclut à un pouvoir d'omnipotence de la société
d'accueil, quant au destin final de l'étranger. Cette dernière conclusion
mérite d’être nuancée ; si en effet elle s’appliquait manifestement
jusqu’à la fin de la 2ème guerre mondiale - les moyens de
communication modernes joints à la concentration élevée d’immigrants dans des
zones géographiques et aux caractéristiques spécifiques des nouveaux groupes
d’immigrants majoritairement musulmans - mettent à mal aujourd’hui cette
affirmation de l’omnipotence de la société d’accueil capable de dicter le
destin ultime de l’immigrant.
A l'issue
de ce bref détour théorique, l'exception française se comprend mieux; la France
au plan anthropologique n’est pas très homogène. L’État unitaire français dans ses présentes
frontières est relativement récent, la France au cours de son histoire
séculaire, s'est constituée sous l'autorité royale par l'amalgame de régions
différentes, aux traditions anthropologiques fort distinctes. C'est ainsi que
le Bassin parisien et la façade méditerranéenne se référent à des structures
familiales égalitaires absolues, donc de conception universaliste, alors que
l'Alsace, la Vendée, la Bretagne s'appuient sur des familles/souche, donc de
conception non universaliste.
Ces différences de
structures disent à l'inconscient des messages différents; pour la
majorité des Français, c'est l'universalité de l'Homme, pour la minorité c'est
son différentialisme.
Ces visions
distinctes ont toujours existé et co-existé, elles expliquent les discours et
les pratiques contradictoires de la France vis à vis des étrangers et en
particulier des juifs. Les deux épisodes infamants de la France contemporaine
(Dreyfus et Vichy) peuvent s'interpréter sans procéder à un constat d'échec de
l'idéologie universaliste et émancipatrice de la France, comme l'a fait une
certaine école d’historiens américains[21].
Pour Todd, l'affaire Dreyfus
définit une géographie du différentialisme français. A l'époque le catholicisme périphérique
(régions de famille/souche) constitue l'assise principale de l'antisémitisme;
la presse catholique de province était alors absolument déchaînée dans sa
vindicte anti-juive de 1890 à 1893. A
cela s'ajoute un sentiment nationaliste exacerbé, qui n'est pas nécessairement
antisémite, mais qui est pro militariste et hostile à la révision du jugement,
ce qui équivaudrait à blâmer l'armée. Cette
affaire révèle l'interaction de deux espaces anthropologiques (une France
centrale, républicaine, égalitaire, laïque, de faible pratique religieuse et
universaliste, qui ne conçoit pas le juif comme d'essence différente, et une
France souvent antirépublicaine, périphérique, différentialiste, religieuse,
antisémite, pour qui le juif est différent).
L'épisode
de Vichy suit un cours parallèle avec l'énorme différence que l'occupant
allemand renforce massivement le différentialisme français. L'antisémitisme de larges couches de la
population française a bien sûr une existence autonome, qui l'aurait mené,
laissé à lui-même, à l'expulsion et la ségrégation des juifs mais probablement
pas à leur extermination. C'est sûrement l'indifférence à l'antisémitisme d'une
fraction non négligeable de la population française, ayant à son actif de
nombreuses actions de sauvetages individuels, qui explique que le taux de
survie des juifs français ait été proche de 75 %, l'un des plus élevés dans
l'Europe occupée par les nazis.
Il n'en
reste pas moins qu'un des paradoxes de l'exception française, c'est, malgré sa
philosophie d'exclusion, le fait que le Front National jouisse d'un succès
aussi élevé auprès de l'électorat, dans des régions acquises depuis toujours à
l'idée de l'universalité de l'Homme, en particulier la façade méditerranéenne
(élections de maires FN à Toulon et Orange dans les années 80 et 90). Pour Todd, l'électorat surtout dans les
milieux populaires, reproche aux immigrés de ne pas s'assimiler assez vite; ils
refusent à priori l'idée de différence radicale entre les êtres humains. Lorsque le comportement de
"l'autre" est jugé inacceptable par exemple vis à vis du statut de la
femme, il agit dans l'inconscient français égalitaire comme un révélateur
explosif de son refus de la différence. Paradoxalement,
l'universaliste rejette l'autre parce que l'autre est différentialiste; cette
dynamique reflète l'une des contradictions les plus prégnantes de
l'universalisme; celui-ci est par essence intolérant, parce que l'universalisme
ne peut pas être rangé aux cotés des autres particularismes comme un
particularisme additionnel.
Cette
intolérance conforte, légitime, et fonde quelquefois le repli identitaire de
l'autre vers son propre particularisme,
perçu comme seule alternative à sa disparition. Cet inconscient qui postule
l'équivalence absolue de l'Homme expliquerait par ailleurs que dans la vie concrète,
malgré les discours d'exclusions, le mariage mixte des Algériens avec des
Français atteigne 50% pour les hommes et 25% pour les femmes, ce qui assure
à terme leur assimilation dans la société française[22], s’il n’y
a pas de nouvelles vagues massives d’immigrants maghrébins.
Nous avons donc coexistence
d'un discours d'exclusion différentialiste, avec un niveau d'échange des femmes
très élevé, critère ultime d'acceptation.
Cette coexistence de deux phénomènes aussi opposés montre que l'a
priori métaphysique de l'universalité de l'Homme, de son équivalence
absolue, ne tolère pas que l'autre manifeste par son comportement un a
priori différentialiste. L'étranger pour peu qu'il laisse tomber
l'expression de ses différences dans ce qu'elles ont d’inassimilables ou
d'offensants pour la société française est jugé fondamentalement semblable.
Les états confusionnels
Il y a quelque chose de
gênant dans cette vision anthropologique; sa logique qui en fait sa séduction
semble capable d'absorber beaucoup, peut-être trop de contradictions. Comment interpréter que dans le bassin
parisien, au coeur de l'espace anthropologique ancré sur la notion de l'égalité
absolue des frères et des sœurs, donc "universaliste", l'héritage de
la royauté se fasse selon le principe de primogéniture ?
Bien que Todd s'en défende,
son analyse du phénomène identitaire ressemble fort à une démonstration
logique, presque mathématique, mais quelque peu déconnectée du réel. Elle a un caractère éminemment cartésien en
ce sens qu'elle ne rend pas suffisamment compte de l'état confusionnel des
choses. La vie est rarement limpide,
elle est toujours ce qu'elle est, mais rarement ce qu'elle devrait être en
vertu de la raison; A suivre les
hypothèses de Todd, il devrait y avoir une remarquable unanimité politique dans
la façade méditerranéenne et le bassin parisien contre le Front National
puisque son discours politique est entièrement centré sur la distinction à
faire entre "vrais et faux" Français.
Et pourtant, ainsi que nous l'avons déjà souligné, les votes sont
divisés même au sein de populations dont le système anthropologique postule l'universalité
de l'Homme. "Il faut donc conclure
que l'indifférence aux propositions du "devoir-être" renvoient les
électeurs et derrière eux les individus à leur errance première, qui est
celle de leur vie de chaque jour"[23]. Peut-être plusieurs logiques
travaillent-elles simultanément le corps social et produisent-elles des effets
contradictoires[24].
La
conception classique de la société s'appuie depuis Descartes sur la primauté du
sujet autonome abstrait, maître de lui et de son histoire, et qui au travers de
groupements contractuels et d'une organisation économico-politique fonde des
structures sociales légitimées par la raison.
Le sujet, le "Je", précède et fonde le "Nous". Seules les entités individuelles sont
dépositaires de la raison, en égale proportion, ce qui justifiera le fondement
démocratique "un homme, un vote".
Or dans la réalité,
l'individu n'est pas calmement guidé par la raison, ni le "devoir-être",
ni l'analyse rationnelle de ses intérêts.
Cette vision là suppose une réalité ontologique du moi, une homogénéité
que la psychanalyse a révélé pour ce qu'elle est, un mythe. La conscience n'est pas le lieu qui
détermine et cause le comportement et la pensée. C'est l'inconscient qui est le véritable lieu
de la pensée de l'homme. Freud a montré
que l'homme dans sa matérialité est essentiellement pulsions et désirs. Cette
reine du monde, la raison est en fait fille de la pulsion. Aucune assertion de
la raison ne peut être acceptée d'emblée, car ses fondements s'appuient sur
autre chose que la logique. Le sujet
cartésien en est radicalement transformé.
Le sujet n'est plus "un", ses comportements et ses pensées se
structurent et se pensent à l'insu du sujet conscient, dans un lieu autre. Le sujet lui-même est défini par son rapport
à ce lieu autre; sa logique n'est pas sa logique, quelqu'un d'autre pense à sa
place, bref le sujet est divisé.
Nous ne pouvons
plus nous bercer d'illusions et croire avec Spinoza que "Tout homme
est par droit naturel et imprescriptible le maître de ses
propres pensées".
Le moi peut-il être autre
chose qu'une réalité empirique ? Ne
sommes nous pas tous des Dr Jekyll et Mister Hyde, nos goûts, nos désirs, nos
conceptions ne fluctuent-elles pas incessamment ? Et face à cette fluidité, n'avons nous pas
d'autre choix que de nous forger le mythe de la permanence identitaire de notre
moi, pour présenter à la société la stabilité qu'elle requiert de nous dans nos
transactions quotidiennes avec les autres ?
Ce quelqu'un d'autre qui pense à l'insu du moi, cet oublié, n'est-il pas
la société (l'inconscient), le "nous" d'autant plus efficace qu'on
ignore qu'il est là agissant. Le
"moi" en partie imposé par la société, n'est pas toujours facile à
porter, car au delà des masques liés à chaque "persona", à chaque rôle
social, nous devons toujours être intimement conforme à notre carte d'identité
non seulement légale mais surtout sociale, sous peine de susciter l'inquiétude
quant à notre santé mentale, et des doutes quant à notre capacité à accomplir
ce qu'on attend de nous. Et pourtant ne
vivons nous pas tous à quelques degrés divers ce que Marguerite Yourcenar
décrit, lorsqu'elle parle de ce "moi incertain et flottant.". Le mythe incessamment répété de notre moi
assure notre permanence identitaire, refoule l'angoisse secrète de notre
inquiétante diversité psychique, étrange et familière tout à la fois, et nous
conforme à nos rôles sociaux obligatoires.
Notre
identité nous est donc dans une large mesure imposée par la société; celle-ci,
qu'elle soit traditionnelle, moderne, révolutionnaire, ou productiviste, tolère
mal la schizophrénie ou même l'excentricité.
L'immuabilité d'une identité réifiée du citoyen et même de l'individu
est un impératif social que l'homme ne transgresse qu'au prix de son rejet dans
les limbes sociales, comme réprouvé ou même comme objet monstrueux (le
transsexuel, le traître, le fou, etc.)
Toutefois,
face à la démesure de la domination, au délire social de régulation des goûts,
des désirs et de l'imposition d'un savoir-vivre unique, d'une vertu
obligatoire,
"l'individu
s'isole, se replie sur soi, ruse, se masque, car il sait confusément que toute
procédure de gestion d'autrui entraîne à terme le refus ou le nivellement de sa
différence, de son identité telle qu'en lui-même il la vit[25]".
Or c'est bien cette réalité
là qui constitue la dominante de l'expérience humaine. L’individu sait intuitivement que ce que
veut la société correspond à sa mort en tant qu'altérité. Sa survie réside dans l'évitement, le repli
vers ses groupes d'appartenance, le repli sur l'éternité que représente le
quotidien, fait de libertés interstitielles et relatives; le repli sur le
rituel qui dit le retour du même, et qui assure la perdurance du groupe devient
un impératif de survie.
Ce qui est primordial
pour l'Homme c'est "l'être-ensemble";
cet "être-ensemble" se caractérise présentement selon
Maffesoli[26] par un
état confusionnel, une dissolution de l'individu dans l'exaltation de l'émotion
vécue en commun, par contagion du sentiment, par la circulation de la parole et
du sexe. Ce vouloir-vivre collectif
s'appuie sur la coutume, un non-dit dont le résidu fonde ''l'être-ensemble",
le code qui limite et délimite la manière d'être avec les autres. Mais, il faut
le souligner, aujourd'hui ces tribus sous forme de micro groupes, sont
fluctuantes, se font et se défont au grès des circonstances. De ce point de vue, la vie, c'est d'abord la
vie quotidienne; le petit groupe d'appartenance qui assure l'organicité du
vivant, face aux injonctions du social, du devoir-être; ce petit groupe d'appartenance,
cet "être-ensemble" fait le constat empirique que
"l'autre", le juif, l'arabe ou l'étranger, est décidément
"autre" dans un premier temps, autre par sa culture, ses moeurs, ses
croyances, ses habits, son physique, son accent. Dans cette appréhension d'abord émotive et
vécue en commun par contagion du sentiment, il n'est pas surprenant que l'autre
demeure "l'autre", parce qu'il est à l'extérieur de la petite
tribu. Mais comme chacun participe à de
multiples tribus fluctuantes, il y en aura inévitablement quelques unes où
l'étranger se faufilera par la force des circonstances, et au moins
partiellement dans la concrétude du quotidien, dans l'épaisseur du vivant et sa
réalité "dionysiaque"[27], il vivra avec les autres l'émotion partagée,
"l'être-ensemble".
Dans une
société qui postule l'équivalence absolue des hommes, la voie est alors ouverte
à la circulation du sexe, et donc aux mariages mixtes, indicateur ultime
d'acceptation par lequel en France, l'autre devient Français, en rejetant dans
les faits ce qui le distingue.
Le paradoxe identitaire de
l’universaliste
A court et moyen terme le
comportement "tribal" décrit par Maffesoli permettrait de rendre
compte en partie de certaines formes du paradoxe français, même dans les
régions où l'inconscient dit aux frères, que l'étranger est aussi
universellement humain qu'eux.
Dans une perspective
structuraliste sur le long terme, la construction anthropologique de Todd
semble se vérifier au moins en France, puisque l'échange des femmes se fait, et
qu'ainsi l'autre est absorbé dans la représentation que se fait le Français de
l'universel.
Le juif à
n'en pas douter a occupé dans l'imaginaire européen, incluant l'imaginaire
français, un rôle unique, celui de la plus grande altérité, incarnation extrême
de l'autre. Le juif occupe une place essentielle
dans la Chrétienté, une place métaphysique et
naturelle, parce qu'il conforte l'ordre du ciel, c'est à dire la nature
des choses. Il est tenu à la lisière de
la société, littéralement, puisque la plupart des activités lui sont
interdites, et qu'il doit résider dans des enclaves situées en périphérie, les
ghettos.
Pourquoi ne
pas alors l'exterminer radicalement, puisque dans l'imaginaire, il est d'une
nature radicalement autre, même si l'Eglise est obligée de lui reconnaître une
nature humaine, autrement dit une âme susceptible d'être sauvée par
conversion. Si le Juif est toléré dans
certaines limites, ce n'est pas simplement parce qu'il s'occupe de certaines
choses nécessaires au fonctionnement social mais interdites par l'Eglise, tel
que le commerce de l'argent, c’est qu'il doit, par son malheur, témoigner du
sort de ceux qui n'ont pas embrassé la deuxième alliance ; Par sa seule
existence de réprouvé, le juif rassure le chrétien et consolide son réel
social, en consolidant ses représentations imaginaires.
Altérité
intérieure au monde chrétien, le juif occupe un espace nécessaire et non pas
comme l’étaient les Persans au temps de Montesquieu, une altérité extérieure,
exotique.
Avec la
représentation explicite et légale de l'universalité et de l'égalité absolue de
l'Homme que proclame la Révolution française, les choses se compliquent en
France;
En effet,
où loger l'altérité si l'on veut toujours une forte identité ? Si j'appartiens à une société prônant
explicitement l'universalité de l'Homme, son équivalence quelle que soit sa
race, son ethnie, sa culture, sa langue, sa religion, cette société aurait une
faible autodéfinition de soi, de son identité.
Si toutes les différences sont inessentielles, elles peuvent être
acquises ou rejetées. Qu'est-ce qui me
distinguerait alors de l'autre pour marquer irrévocablement mon identité, hors
de ma nationalité ?
Cette
situation ne peut qu'être angoissante, car la reconnaissance de sa différence
demeure l'expérience centrale de l'individu, et des collectivités mêmes
étatiques.
On ne peut pas concevoir
d'individu sans "moi", sans personnalité qu'elle soit faible ou
forte. Cette quête irrépressible de soi
est parfaitement illustrée par la curiosité et même le besoin qu'éprouve l'adopté
de savoir "qui" sont ou étaient ses "vrais parents",
indépendamment de l'affection qu'il peut porter à ses parents adoptifs. Nous avons là un phénomène intéressant; en
effet le besoin de savoir devrait être inexistant, puisque l'adopté a été
nourri émotivement, psychiquement et socialement comme tout autre enfant
naturel par sa famille d'adoption. Si ce besoin est si profond[28] c'est que
nous avons de nous-mêmes, de notre identité, une conception généalogique,
autrement dit au tréfonds de notre être nous assignons à l'identité un état de
nature que les circonstances ne peuvent changer. Nous voulons savoir qui nous
sommes vraiment; le besoin d'être ancré est difficilement contestable, nous
avons en un mot besoin de savoir qui sont nos parents, mythe fondateur du
"moi" et de ses soubassements obscurs.
On pourrait
procéder à une certaine analogie en ce qui concerne l'identité collective. Toutes les sociétés ont leur mythe
fondateur, que ce soit Rome avec Romulus et Rémus nourris par une louve, le
Japon avec la déesse Amaterasu, les juifs avec Abraham et Moïse, la Chrétienté
avec Jésus, l’Islam avec Mahomet, et même la France dont le Général de Gaulle
disait qu'elle venait du fond des âges.
Si de même que pour un individu, on ne peut pas concevoir de
collectivité sans identité, il faut qu'elles aient donc toutes besoin pour
exister d'un mythe ou d'un récit fondateur qui se perde de préférence dans la
nuit des temps, ou qui transforme son origine au moyen d'épopées héroïques.
L'ambition
de la raison étant de constituer le monde par la connaissance, par ce fait même
procède à son désenchantement. Une
collectivité universelle telle qu'elle fût rêvée par les auteurs de la
déclaration des droits de l'Homme ne pourrait l'être que fondée sur et par la raison. Une société transparente, sans mystère, sans
son "continent noir"[29]; sans profondeur, est difficile à concevoir
dans la mesure où le réel social loge aussi pour une bonne part dans
l'imaginaire.
On le voit, l'un des
paradoxes d'une culture universaliste fondée sur l'a priori métaphysique
de l'universalité de l'homme, c'est que toutes les caractéristiques des hommes
et de leurs cultures ne peuvent être perçues que comme accidentelles, et à la
limite sans importance. Cette conception
ne plaide pas en faveur de l'autoconservation d'une culture réellement
universaliste, puisque n'ayant aucun dépôt sacré à préserver ni de
singularité à défendre à l'exception de son a priori universaliste, la
culture universaliste devrait être polymorphe et accepter dans la sphère privée
l'immensité des expressions culturelles des individus et des communautés. Or une acceptation réellement significative
et non pas cosmétique, entraînerait des contradictions insupportables, dans la
mesure où certaines règles "privées" sont malgré tout de nature
publique; ainsi le code légal ne peut pas en même temps proclamer l'égalité
absolue de l'homme et de la femme, et ne donner qu'à l'homme le pouvoir de
décider de divorcer; ainsi le code civil ne peut pas instituer simultanément la
monogamie et la polygamie comme règles publiques gérées par la puissance
publique. La volonté d'accommoder
partiellement certains groupes d'immigrants africains polygames, pour des
raisons de respect de leur culture, par les gouvernements socialistes dans les
années 80, a suscité de violentes réactions même dans les milieux de gauche les
plus attachés à l'universalisme de la France.
Il faut donc même dans une société se voulant universaliste, un espace
public et une culture commune, dont certaines valeurs et certaines règles ont
d'autres fondements que la raison. Ces
valeurs et ces règles ne peuvent émaner que de coutumes propres à une société
historiquement constituée, c'est-à-dire spécifiques à une identité non
universelle. Cette identité particulière
qu'elle s'appuie ou non sur un mythe fondateur n'est pas évacuable, car elle va
servir de matrice à l'espace public de cette société, même si celle-ci se veut
universelle.
Comment
concilier alors pour une collectivité universaliste comme la société française
accouchée par la Révolution, ce besoin impérieux d'un mythe fondateur dont la
nature non universelle ne résisterait jamais à l'examen critique de la raison. Il
semblerait qu'aucune collectivité n'est à même de durer en se
constituant et en agissant sur les seules prescriptions de la raison. La
France révolutionnaire elle-même avait dû réintroduire la notion d'un être
suprême transcendant dans son appareillage idéologique. Un examen empirique de diverses collectivités
historiques universalistes confirmerait que "l'infra-rationnel n'est pas
évacuable". Les collectivités se
réclamant de la raison universelle et de l'égalité, dont les plus achevées
furent, au moins au niveau du discours, les sociétés révolutionnaires
française, américaine et russe, ont dû presque immédiatement se donner un récit
fondateur; issu d’un imaginaire marqué par les caractères ethniques et
historiques de la collectivité.
Michelet a ramassé magistralement le mythe de la France révolutionnaire "la
France patrie de l'universel a pour vocation de délivrer le
monde" ; Ce mythe
invoquant la raison, s'érige en puissance messianique soit par la force des
armes, soit par la force des idées. Y
a-t-il meilleure façon de réaffirmer l'unicité de son identité, tout en se
réclamant de la raison en marche ?
Pour la Révolution française,
son universalisme la distingue donc violemment et immédiatement des autres
nations européennes. Son
universalisme devient son identité collective particulière, il fonde son altérité, au point que pour
certains révolutionnaires, la France se devait d'aller combattre toutes les
tyrannies, par définition non fondées sur la raison.
L'émancipation du juif par
l'Assemblée constituante, abolit en France un état de tyrannie à l'égard
d'individus particuliers au nom de principes universels et prouve la différence
française d'avec les autres nations. La
France conforte ainsi ce qui fait son originalité: l'universalité est
son particularisme, et elle a vocation pour le répandre. Cette position malgré les nombreuses
vicissitudes de l'histoire est demeuré un trait constant du génie français.
Comme le dit Emmanuel Todd
"...
les français doivent réaliser sur leur territoire l'universalité de l'Homme
parce
qu'ils sont différents des autres peuples.
Comment mieux mettre
l'ethnocentrisme
au service de l'universel"
Il reste qu'il y a un
pas quelquefois gigantesque entre les principes et leurs réalisations. Pour le
Français, c'est entendu, le juif est comme lui un citoyen de l'universel, mais
l'adhésion à l'universalité n'empêche pas l'irrépressible besoin d'être soi-même,
d'avoir son identité distincte de l'autre.
Comment une
telle identité peut-elle se maintenir hors du cadre mythico dramatique de sa
naissance dans l'espace défini par la raison et l'a priori métaphysique des
hommes, de leur identique nature ?
La France a forgé
empiriquement une conception sociale de cette identité; issue de la modernité
celle-ci aura pour fondements la citoyenneté, la culture française se concevant
comme universelle, la langue, l'attachement patriotique exclusif à la nation,
tous éléments ressortant de la sphère publique, à distinguer des éléments
identitaires que la Révolution a relégué dans la sphère privée,
particulièrement la religion. Pour
l'universaliste un homme est un homme ; il mérite d'être traité comme
n'importe quel autre homme, mais l'universaliste a plus de peine à
considérer une minorité nationale comme sujet de droit[30]. L'universaliste accueille l'étranger mais
tolère mal sa particularité.
Peut-on dire dès lors que
les juifs qui parlent français, participent de la culture française et qui
prouvent leur attachement patriotique en servant fidèlement dans les armées
sont acceptés dans l'éternité du quotidien comme Français par les Français ?
Oui et non !
Non, si le juif persiste à
demeurer juif en maintenant vivace en lui ce qui ressort de la sphère du privé
- religion, mariage etc. Ce juif là pose problème, non pas évidemment aux
antisémites de tout poil puisqu'ils le veulent ainsi, mais il pose problème à
l'inconscient des français qui se réclament des principes de la République et
de la Raison. Il pose problème parce que
son refus de disparaître maintient l'idée de la différence au sein de la patrie
de l'universel. Cette persistance de la différence indique soit une conception
de l'universel trop étriquée, figée sur des principes rigides et intolérants,
soit une affirmation difficilement acceptable, l'identité autre du juif est
perçue par celui-ci comme plus précieuse que l'identité universelle offerte par
la République.
Oui, s'il
abandonne toute manifestation extérieure et privée qui le distinguerait en tant
que juif, autrement dit il est accepté comme français s'il renonce dans les
petits gestes comme dans les grands à son identité de juif, et comme ultime
preuve et ultime destin, qu'il s'assimile en sortant de l'endogamie juive. Les chiffres sont là pour le prouver,
l'assimilation des juifs est en mode accélérée en France, la pratique
religieuse décroît et se calque sur celle des Français et les taux de mariages
mixtes sont parmi les plus élevés en Occident.
Les Français reconnaissent donc la nature universelle du juif comme
individu, ils l'acceptent en autant qu'il disparaisse en tant qu'identité autre
dans ses manifestations. Le processus de
disparition ne se fait pas d'un coup;
Emile Touati[31] déplore
"..que
trop d'israélites français aient une mentalité de naturalisés, en ce sens
qu'ils ont tendance à se comporter comme si la citoyenneté leur avait été
octroyée en tant que faveur et comme s'ils devaient constamment la justifier et
la mériter".
L'hybridité hante la culture
des dominés[32], car le
passage d'une identité "autre" à une identité "française"
ne se fait pas d'un coup ni pour celui qui la vit, ni pour le regard de
l'autre; le métissage identitaire est un détour obligé et il altère aussi bien
la culture de départ que celle de l'arrivée, par le chevauchement de valeurs,
qui elles ne disparaissent jamais tout à fait de l'inconscient des
peuples. L'hybridité est douloureuse car
rien ne va plus de soi, et l'identité du métis culturel ne relève pas pour
celui-ci d'un donné à priori. Il doute
de qui il est dès lors que l'autre jette un regard soupçonneux sur son
identité. Ces attitudes furent
particulièrement marquées au lendemain de la déclaration du général de Gaulle,
suite à la guerre des 6 jours[33]. Ces réactions en disent long sur le statut
réciproque des identités chez les Français et les juifs; car pour véhiculer ce
sentiment que la citoyenneté française est une faveur, il faut qu'il y ait
quelque part chez le juif, le sentiment d'être profondément autre ou pas tout à
fait français et ce sentiment ne peut que faire écho à ce qu’exprime
sur un mode codé, vis à vis du juif, le Français même nourri
d'universalisme.
On se place
dès lors dans la situation de deux identités dont l'une est l'altérité de
l'autre dans la concrétude, plutôt que dans les principes abstraits de la
République.
L'Universel est donc
condamné dans la patrie des droits de l'Homme à un statut
"ethnocentriste" tout en entretenant chez les français le mythe du
dépassement du particularisme et du différentialisme. Cette idéologie ne trouve sa place "naturelle"
dans la société française que si cette société est capable de diffuser
son idéologie nationale au reste du monde comme "Patrie des
droits de l'Homme". Il
n'est pas surprenant que la doctrine du droit d'ingérence humanitaire ait été
proposée en France par un ministre de la République, Bernard Kouchner, en écho
à son célèbre prédécesseur Michelet, "La France, Patrie de l’universel
a pour vocation de délivrer le monde" .
L'identité française, telle que
rêvée par la Révolution, ne se vit bien
que dans une phase d'expansion, ce qui explique pourquoi la compétition avec la
seule autre société "universaliste" du monde, celle des Etats-Unis
d’Amérique est si mal vécue en France.
La question
de savoir si une identité collective, qu'elle soit nationale comme la France ou
les Etats-Unis, transnationale comme l'ex URSS, ou religieuse comme l'Eglise
catholique[34],
puisse conceptuellement incarner l'universel, reste posée au plan
théorique. Des penseurs comme Hegel,
Marx, ou Hayek affirment sa possibilité sous des formes évidemment fort
diverses.
Une
réflexion sommaire sur la nature même du "sujet", sur son fondement
psychologique le "moi", sur la réduction de l'imaginaire social
qu'engendrerait une société exclusivement fondée par la raison, sur
l'impossibilité de bâtir un espace public et des règles communes dont les fondements ne
proviendraient pas d'une formation sociale historiquement constituée sur son
identité/altérité, sur le problème de l'origine des valeurs fondatrices des
civilisations, nous amène à douter de la possibilité pratique et même théorique
de penser la fin de l'altérité, condition de l'avènement concret de
l'universel.
Toutefois,
à titre d'utopie, l’aspiration à l'universel demeure l'un des traits les plus
admirables de la France.
Léon
Ouaknine
20 décembre
2003
BIBLIOGRAPHIE
Amin Maalouf Les identités meurtirières, Grasset 1998
Conjonctures 10-11, 4eme
trimestre 1988
Magazine littéraire, Kant et la:
modernité, N° 309 avril 1993
Esprit, Les juifs
dans la modernité, mai 1979
Sociologie et société, Racisme
ethnicité nation, Automne 1992 PUM
Michel Winock, Nationalisme
antisémitisme et fascisme en France, Seuil 1982
Michel Maffesoli, Le
temps des tribus, livre de poche 1988,
Au creux des apparences, livre de poche 1990
Michel Wieviorka, La France
raciste, Seuil 1992
Tzevtan Todorov, Nous et les
autres, Seuil 1989
Thierry Hentsch, Introduction
aux fondements du politique, pua 1993
Emile Touati, Juif en
France pour raison garder, Lattant 1990
Emmanuel Todd, Le destin
des immigrés, Seuil 1994
Elie Barnavi, Histoire
universelle des juifs, Hachette 1992
Yirmiyahu Yovel, Spinoza et
autres hérétiques, Seuil 1991
L'Histoire, No 193, novembre
1995
[1] Spinoza, Hegel, Marx, Hayek, Jesus Christ, etc...
[2] Amin Maalouf, les identités meurtirères, Grasset,
1998
[3] Yirmiyahu Yovel, Spinoza et autres hérétiques
[4] Emmanuel Todd « Le
destin des immigrés » p 15
[5] Elie Baravi, Histoire universelle des juifs p 158
[6] Philosophie chère
au Premier Ministre Pierre Elliot Trudeau, "L’Etat
n’a rien à faire dans la chambre à coucher des gens"
[7]
"L'être-ensemble" la vie commune vécue quotidiennement dans la
proximité, faite d'affectivité, de sentiments et d'émotions partagées, rythmée
par la coutume et les rituels, échappant aux prescriptions légales de la
puissance publique.
[8] Le social étant défini ici comme les rapports entre
l'individu sujet de droit et l'Etat incarnation du sujet collectif, rapports
maintenus par l'unicité du pouvoir étatique. Le social recouvre l'ensemble des
prescriptions du "devoir-être", qui débordent évidemment et de
beaucoup les seules obligations légales.
[9] L'Histoire, No 193 novembre 1995 p 27
[10] Par exemple la citoyenneté athénienne était réservée
aux athéniens, qualité qui ne pouvait pas être acquise par un étranger
[11] Disparitons fictives de jeunes filles, et ce en dépit
de la confirmation par la police de l’absence de disparitions.
[12]Rapport de Maurice Glele-Ahanhanzo, rapporteur spécial
auprès de la commission des droits de l'homme de l'ONU, mars 1996
[13] Michel Winock, Nationalisme, antisémitisme et
fascisme en France, p 31
[14] En octobre 2003, l’incendie d’une école juive fût
jugée suffisamment graves pour amener le Président de la République à convoquer
un conseil des ministres spécial sur ce sujet.
[15] Camp de concentration des juifs en région parisienne
avant leur transfert vers les camps de la mort en Allemagne ou Pologne.
[16] Esprit, mai 1979 p 63
[17] Jacques Chirac, en campagne
électorale pour la Mairie de Paris
[18] Michel Wieviorka, La France raciste
[20] Emmanuel Todd, Le destin des immigrés
[21] Paxton, Marrus, Hyman
[23] Michel Maffesoli,
Au creux des apparences
[24] Une partie de la classe ouvrière qui votait
généralement à gauche a voté à quelques reprises pour des représentants de la
Droite, tel le Général de Gaulle ou même pour l’extrême droite de Jean-Marie
Lepen
[25] Michel Maffesoli,
Le temps des tribus
[26] Michel Maffesoli, Au creux des apparences
[27] Michel Maffesoli, Le temps des tribus
[28] Le Québec a amendé sa législation en faveur des
"retrouvailles" face à la persistance des demandes des enfants
adoptés à vouloir retrouver leurs parents biologiques
[29] Pour
paraphraser Freud au sujet de sa méconnaissance de la femme, l’autre
immense moitié de l’Humanité
[30] Témoins les résistances de l’Assemblée Nationale à
reconnaître aux Corses le statut de peuple corse.
[31] Emile Touati, Juifs
en France, pour raison garder
[32] Nathalie Zemon Davis, professeure d'histoire à
l'université de Princeton, lors de son discours à la Sorbonne, à l'occasion de
la XVII conférence Marc Bloch; Le Monde 18 juin 1995
[33] "Les juifs peuple d'élites sûr de lui-même et dominateur"
[34] Le terme "catholique" veut dire universel,
l'église catholique se présente comme collectivité transnationale, ayant
vocation à rassembler l'Humanité entière au sein d'un universel défini par
Dieu, et non évidemment par la Raison
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