It takes an uncommon kind of mind to see the
significance of the obvious
Alfred North Whitehead
Philosophe, logicien et mathématicien
Tous les jours nous sommes informés de
monstrueux massacres qui nous laissent abasourdis; comment de telles
abominations peuvent-elles advenir au XXIème siècle. Certes les gens meurent
également dans les combats entre pro-russes et nationalistes ukrainiens mais on
sent intuitivement qu'il n'y a rien de commun entre ces victimes et les 150
étudiants chrétiens que les islamistes ont abattu avec un horrible sadisme au
Kenya. Les morts s'additionnent aux morts jusqu'à la nausée !
Il semble que depuis l'aube des temps
historiques, l'homme n'a jamais cessé de marquer dans sa chair son inhumanité.
Pourquoi une telle barbarie ?
On rend compte habituellement de ces épisodes de
fièvres barbares par l'Histoire et la Géographie, le choc des intérêts ou des
visions menant aux conflits ouverts entre "Eux" et
"Nous" (défini comme le lien unissant soit l'ethnie, la classe
sociale, la nation, la religions ou l'idéologie). Je ne crois pas que derrière
ces causes proximales, serait embusqué un mal démoniaque comme le veulent les
théologiens. La main invisible qui prédispose l'humanité à tant de tragédies
récurrentes n'est ni religieuse ni métaphysique, elle se situe plutôt du coté
de la biologie évolutionniste qui a mené à l'espèce homo sapiens et
à sa manière de faire société.
Ce papier se limite à exposer une thèse laissant la
démonstration détaillée pour un article ultérieur. Je m'explique ici à coup de
serpe sur un mode que certains trouveront caricatural, en argumentant à partir
de modèles extrêmes qu'on ne retrouve pas ou peu dans le tableau de la vraie
vie, laquelle s’exhibe plutôt à partir d’un large éventail de nuances plutôt qu’en
noir et blanc. Il va sans dire que je pars du constat et je ne m'étendrais pas
plus là-dessus, que l'homo sapiens en tant qu'espèce, n'aurait pas survécu sans
une dose minimale d'agressivité.
Les sociétés humaines sont ainsi faites
Toute société est nécessairement composée d'une
immense majorité de conformistes et d'une infime poignée d'innovateurs, souvent
iconoclastes; elle exploserait ou dépérirait au cas ou l'un ou l'autre des deux
termes venait à changer drastiquement.
Imaginons d'abord une société composée très
majoritairement d'esprits rétifs au prêt à penser, impossible à embrigader, imposant
quand ils le veulent leur vision du monde, de brillants innovateurs remodelant
sans cesse les savoirs et les savoir-faire. Une
société d'individualistes avec un tel niveau de bouillonnement intellectuel -
philosophique, scientifique et artistique - ne pourrait pas perdurer sans
qu'une majorité de ces génies soit confinée à des tâches subalternes. Comment
pourraient-ils s'y plier ? Si tous les généraux de Napoléon s'étaient définis à
l'instar de l'empereur, peu portés à l'obéissance, comment celui-ci
aurait-il pu déployer son génie militaire ? Aldous Huxley dans son livre de
fiction dystopique "A brave new world" décrit
brièvement pourquoi une société composée uniquement d'alphas, la caste
suprêmement intelligente, s'effondrerait d'elle-même rapidement, tant il est
clair qu'aucun alpha n'accepterait longtemps d'être simplement les mains et les
jambes d'un autre alpha. Comme on le devine aisément, un véritable innovateur
est par définition un iconoclaste, un transgresseur, un blasphémateur, bref, un
individualiste peut-être à l'image du surhomme qu'imagina Nietzche, un
aristocrate dont la vie serait une œuvre d’art, se donnant à voir au troupeau
des conformistes. Peut-on imaginer ces suprêmes individualistes être une
multitude concourant à un but commun avec l'inévitable restriction de leur
autonomie que suppose toute coopération ? Peu probable !
Envisageons maintenant une société composée
uniquement de conformistes. Son mode de
fonctionnement serait axé sur la seule reproduction du même, en un mot, rituels
et statu quo. Pour eux, les morts commandent aux vivants selon les mots
d'Auguste Comte. Par dessus tout, on ne peut attendre aucune indépendance de
pensée des conformistes. Cette société finirait par être balayée lorsque son
environnement physique, social ou politique changerait. Et de façon absolument
inévitable tout environnement change, la loi d'airain est inflexible :
changer ou périr. On peut rétorquer qu'il existe pourtant des groupes qui
maintiennent leurs traditions intactes sans ajouts ni retranchements, comme par
exemple les communautés amish ou hassidiques, communautés figées dans le
temps, la loi de dieu donnée une fois pour toutes ayant préséance sur la loi
des hommes. Mais ces groupes trichent, ils profitent des innovations des autres,
par exemple les traitements médicaux et de plus leur sécurité générale est
prise en charge par l'État. De fait, il n'existe aucun exemple de société un
tant soit peu complexe qui ne bouge jamais.
Dans la réalité évidemment
toutes les sociétés s'appuient, et sur les "conformistes" et
sur les "innovateurs", non pas sous forme de blocs purs
mais distribués sur un arc qui va de l'inventeur/iconoclaste comme le linguiste
Noam Chomsky, l'un des intellectuels les plus cités au monde au
conformiste le plus épais (il y en a trop pour donner un nom). Le biologiste Mark Pagel, fellow de la Royal
Society, souligne que nous partageons 98% de nos gènes avec les
chimpanzés ; il a fallu une toute petite variation du génome pour produire les
différences que l'on sait, entre eux et nous. Mark Pagel établit un parallèle
avec la variation innovatrice aujourd'hui à l'œuvre dans la société. Une petite
variation dans la façon de se soigner (vaccinations) ou dans la façon de
communiquer (IPhone, Facebook) sera reprise très rapidement par des millions de
copieurs et entraînera d'importants changements sociétaux de comportement. Lorsque
trop de changements surgissent à brève intervalle, la société est ébranlée, ses
assises remises en question, la révolution gronde. Une société ne peut tolérer
un trop grand nombre d'innovateurs ou de briseurs d’idoles si elle veut
maintenir un niveau minimal de stabilité.
Permettez-moi une
comparaison un peu risquée, disons que toute société fonctionne comme un
réacteur nucléaire. Les neutrons qui font fissionner l'uranium ou le plutonium pour
produire de l'énergie doivent être suffisamment nombreux et ralentis pour
frapper les noyaux atomiques, mais s'ils étaient immensément plus nombreux ils
feraient éclater tous les noyaux d'un coup et la centrale nucléaire se
transformerait instantanément en bombe atomique.
La société repose sur l'asymétrie
conformiste/innovateur, ce dipôle qui lui permet de perdurer est aussi la
source de tragédies toujours recommencées, l'évolution ayant voulu que les
conformistes soient prédisposés à la soumission et les iconoclastes à la transgression
et au refus de l'embrigadement.
Mais pourquoi en est-il ainsi ? Rien de bien
mystérieux ; il s'est produit depuis l'émergence des hominidés il y a près de 8
millions d'années une double pression sélective, l'une qui a poussé l'immense
majorité vers la soumission à l'autorité (religieuse, politique ou
intellectuelle), l'autre, une infime minorité vers la transgression. D'un coté,
les foules qu'on embobine facilement, de l'autre les Chomsky, Soljenitsyne,
Galilée, Pasteur, Einstein, Jésus, Mahomet, De Gaulle, Hitler, Staline, Pol
Pot, qui éclairent ou au contraire nous emmènent dans des abîmes sans fond.
Comme le dit si bien David Deutsch, professeur de physique quantique à Oxford, "l'Histoire nous confirme qu'une
personne exceptionnellement inventive peut être des milliers de fois plus
productive économiquement, intellectuellement ou de toute autre façon que la
plupart des gens. Une telle personne peut provoquer d'immenses malheurs si elle
consacrait ses pouvoirs au mal plutôt qu'au bien" (http://aeon.co/magazine/technology/david-deutsch-artificial-intelligence/
Octobre 2012)
Comment se fait-il que nous autres, l'immense
majorité, soyons portés à être des conformistes et pourquoi si peu de personnes
pensent-elles réellement par elles-mêmes, indifférentes au qu'en-dira-t-on. La
biologie évolutionniste nous fournit là aussi une réponse. Durant sa longue et
lente transformation, le petit d'hominidé avait d'autant plus de chances de
survivre qu'il écoutait religieusement ses parents et les personnes en autorité
sur ce qu'il fallait faire et ne pas faire pour éviter la mort. Peu de
désobéissants survivaient, la nature ne faisant aucun cadeau. De plus,
l'expérience montrait qu'on survivait mieux en groupe qu'isolément, ce qui a
conforté durant les millions d'années de notre évolution notre désir de ne pas
être trop différent des autres. Voilà pourquoi nous traînons avec nous cette
détestable mentalité de troupeau, qui, lorsque nous sommes en foule, désarme le
peu d'esprit critique et de sens moral dont nous sommes dotés. Sur ce sujet,
les résultats de la célèbre expérience menée par le professeur Philip Zimbardo
à l'université de Stanford en 1971 (effet Lucifer) font froid
dans le dos quant on réalise qui nous sommes vraiment.
Des étudiants furent
répartis en 2 groupes, un de prisonniers, l'autre de gardiens. Les
prisonniers et les gardes s'adaptèrent rapidement aux rôles qu'on leur avait assignés,
dépassant les limites de ce qui avait été prévu et conduisant à des situations
réellement dangereuses et psychologiquement dommageables. L'une
des conclusions de l'étude fut qu'un tiers des gardiens fit preuve de
comportements sadiques. Malgré la dégradation des conditions et la perte de
contrôle de l'expérience, une seule personne sur les cinquante
participants de l'étude s'opposa à la poursuite de l'expérience pour des
raisons morales (Wikipédia).
On peut imaginer sans grand risque de se tromper que si dans la vraie vie cette personne morale savait que sa prise de position publique lui attirerait ainsi qu'à sa famille de graves ennuis et peut-être même la mort, le courage de se dresser contre l'infamie aurait été plus incertain.
Ajoutons que l'homo sapiens plus proche en cela du chimpanzé que du bonobo cherchera naturellement, soit à dominer, soit devra se soumettre au plus fort. La façon de faire société de l'homme au-delà d'un seuil minimal de complexité, s'est toujours moulée sur un principe de hiérarchie, d'où la révérence à l'égard des autorités fortes même lorsqu'elles ordonnent des comportements monstrueux. On ne peut expliquer autrement pourquoi des millions de personnes ont obéi sans beaucoup d'hésitations à tous les dictateurs et monstres que l'histoire a répertorié (Hitler's willing executioners, Daniel J. Goldhagen 1996).
Ajoutons que l'homo sapiens plus proche en cela du chimpanzé que du bonobo cherchera naturellement, soit à dominer, soit devra se soumettre au plus fort. La façon de faire société de l'homme au-delà d'un seuil minimal de complexité, s'est toujours moulée sur un principe de hiérarchie, d'où la révérence à l'égard des autorités fortes même lorsqu'elles ordonnent des comportements monstrueux. On ne peut expliquer autrement pourquoi des millions de personnes ont obéi sans beaucoup d'hésitations à tous les dictateurs et monstres que l'histoire a répertorié (Hitler's willing executioners, Daniel J. Goldhagen 1996).
Si la proportion de personnes pensant par elles-mêmes
avait été nettement plus importante en Allemagne que celle des conformistes,
aucun psychopathe n'aurait pu les manipuler. Elles auraient été capables de
résister à l'ivresse qui emporte les foules en marche et suspend chez
l'individu toute fonction cognitive au profit de l'émotion partagée, aveugle et
hystérique.
Sans aller aussi loin dans l'horreur, prenons un
cas plus près de nous, moins tragique mais tragique malgré tout dans son
exemplarité. Lorsque Georges Bush fit voter en octobre 2001 un mois après
l'attaque du 11 septembre, le patriot act qui lui
permettait quasiment de déclarer la guerre à qui il voulait, aucun grand
journal américain ne s'est à l'époque battu férocement contre cette
décision, par peur d'être en décalage avec le sentiment populaire hystérique du
moment. Même le New York Times qui s'enorgueillit de sa tradition
journalistique fut contraint des années après de réitérer son mea culpa suite à
l'affaire Snowden, en avouant qu'il avait manqué à l'éthique la plus
élémentaire pour n'avoir pas questionné le bien fondé des affirmations des
autorités américaines. Ça ressemble étrangement (j'allais dire diablement) à
l'effet Lucifer de Philip Zimbardo, et pourtant, il y a des journalistes
intelligents et des intellectuels brillants au NYT. Rappelons
également ce que disait Bill Clinton lorsqu'il conseillait sa femme Hillary dans
sa course à la présidence en 2008, « les
électeurs préféreront toujours un leader fort qui a tort à un leader faible qui
a raison ». Il avait hélas raison. Hillary vota les mesures de guerre
proposées par Bush sans même les lire, et c'est cette personne qui dirigera
peut-être les Etats-Unis bientôt. (NYT,
18 avril 2015). Voilà deux leaders, pas les pires de l'histoire loin de là,
uniquement préoccupés par la victoire, ne montrant aucun souci de savoir si leur
geste était conforme à un souci minimal d'éthique.
La
barbarie surgit donc à la jonction de cinq phénomènes :
1.
Des temps incertains et
particulièrement difficiles.
2.
Des masses en mal de
conformité à un sacré qui les rassure, prêtes à l'embrigadement.
3.
Une extrême paucité
d'esprits indépendants, rétifs à toute soumission.
4.
Des leaders psychopathes ou
simplement gonflés d'eux-mêmes avec un thème sacré (Hitler, la race
aryenne ; Abou Bakr al-Baghdadi, le califat, Erdogan, la nostalgie
ottomane, etc.) se présentant comme des sauveurs, s'emparent du
pouvoir légalement ou par la force.
5. L'absence de structures démocratiques fortes s'appuyant sur de
véritables contre-pouvoirs.
La conclusion serre le cœur. Ce qui fait qu'une
société humaine perdure est aussi la source inépuisable de ses malheurs. Il ne
peut y avoir de civilisation sans cet attribut humain de s'organiser en
ensembles de plus en plus complexes, de coopérer pour produire de gigantesques
réalisations, mais ce même attribut est l'ingrédient nécessaire, bien
qu'heureusement non suffisant, de toute barbarie. C'est le destin tragique de
l'humanité. Toutes les sociétés sont à risque, même celles qui ont fait de la défense
des droits et libertés le socle de leurs constitutions.
Pour ma part je ne vois rien d'autre comme
barrières à la bête immonde, que :
1.
L'élucidation du réel
par la science
2.
Le refus en tout temps
du prêt-à-penser
3.
La promotion d'une
éthique de la résistance, puisque l'histoire de l'humanité montre clairement
que les États, quels qu'ils soient, sont des monstres froids (De Gaulle)
4.
Et le renforcement dans
toutes les démocraties de véritables contre-pouvoirs.
Comme disait le philosophe Jankélévitch, à
jamais marqué par la Shoah, « Ce qui est fait reste à faire ».
Léon Ouaknine
Avril 2015
Très belle analyse. Je suis chrétienne et je suis malgré tout d'accord avec vous. Iconoclaste, je continue de briser les images que l'on fait de lui ! Anarchiste, je n'ai pas de maître. Le refus de la hiérarchie se paie cher dans la vie de tous les jours. Je ne fais pas partie de ces personnages connus qui menent le monde. Grand bien m'en fasse ! Mais je m'évertue à suivre mes propres règles que je remets régulièrement en question car les données changent et parmi elles, il y a les barrieres que vous citez. Je crois à la science pour demystifier un paquet de bêtises, je refuse de faire mienne, sans analyse, une pensée que tout le monde accepte d'emblée, une éthique de résistance face au pouvoir. Je suis moi-même prise dans un paradoxe qui m'empêche de m'engluer dans une pensée unique puisque mystique passionnée de sciences. Merci d'avoir ressorti cet article toujours, et plus que jamais, d'actualité.
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