La constitution américaine, héritière
des Lumières, définit l’ultime raison d’être de la personne humaine comme la
recherche du bonheur, « The
pursuit of happiness ».
Le bonheur, on ne parle que de ça, mais sait-on vraiment ce que c’est ?
Il y a deux façons d’aborder la question
: soit on considère, bien qu’ils soient asymétriques, le bonheur et son
corollaire le malheur du point de vue du ressenti et éventuellement du sens
qu’on leur assigne, soit du point de vue neurologique quant à ce qui les
déclenche objectivement. On sait depuis les années 50 qu’il existe deux petits
renflements côte à côte dans chacun de nos hémisphères cérébraux; si on stimule
l’un avec une électrode, on provoquera une sensation aiguë de sou rance
physique et mentale et si on stimule l’autre renflement, on éprouvera du
plaisir allant jusqu’à l’extase. Des souris implantées dans le renflement du «
bonheur » sont mortes d’avoir constamment poussé le levier actionnant la
stimulation de l’électrode, littéralement incapables de se détacher de ce
nirvana électrique même pour manger et boire. Comme heureusement, nous ne nous
baladons pas avec des électrodes dans la tête, il nous faut comprendre pourquoi
le bonheur est si crucial dans le cadre de son occurrence naturelle.
Pour Freud le bonheur repose sur deux
piliers, l’amour et le travail. C’est effectivement ce à quoi tout être humain
aspire spontanément. Quoi de plus naturel, comme tout être vivant nous
cherchons avant tout à survivre et à nous reproduire et le bonheur,
biologiquement parlant, correspond à la satisfaction de ces deux impératifs.
Mais pour que le contentement du moment présent perdure, le bonheur devra aussi
s’accompagner de la conviction que le futur sera propice à la continuation de
cet état.
La recherche du bonheur est
effectivement la grande affaire de l’humanité. Mais clairement ce n’est pas
suffisant car l’histoire est tragique et il n’est pas de bonheur qui ne soit
interrompu. Le peintre Jean-Michel Moreau a imaginé le « vrai bonheur » dans
son tableau du même nom sous la forme d’une paisible jouissance du temps qui
passe. On y voit un bourgeois cossu sur le pas de sa porte, entouré de ses
quatre enfants qui le tiraillent pour être dans ses bras, le chien jouant avec
une des petites et la mère regardant la scène de façon attendrie ; au dehors,
le soleil luit et on sent la douce chaleur. On voit bien qu’il y a quelque
chose de factice, car ce bonheur ne peut être que momentané, une halte
temporaire au creux de la rudesse de la vie, sinon ce serait une stase, la fin
de la vie. Un bonheur sans limite supposerait pour l’être humain un monde
intérieur d’où toutes les contradictions inhérentes au vivant auraient été
résolues. Cela n’a aucun sens même au niveau éthique le plus éthéré car il
n’existe aucune valeur que l’on puisse absolutiser. Peut-on vouloir un bonheur
sans mélange pour soi seulement, sans renier son humanité ? La réponse est un
non sans équivoque.
Imaginer un bonheur égoïste et sans fin
est impossible et impensable et c’est pourquoi la recherche du bonheur se
distingue de la quête de sens de la vie.
Le sens pour demeurer doit
nécessairement être toujours au-delà de son accomplissement, car s’il était
intégralement accompli, il faudrait le réinventer pour les jours suivants, les
mois suivants, les années suivantes ; sinon, en lieu et place de sens, où
serait l’irrésistible appel pour justifier le reste de l’existence ? Imaginons
que le sens de la vie soit la fin de toute souffrance et de toute injustice sur
terre. Imaginons qu’on y arrive, disons le 29 février de l’an prochain.
Qu’arrive-t-il ensuite ? Le sens est achevé. Mais que devient la vie le
lendemain, le surlendemain, 10 ans après, 1000 ans après ? Un état sans
souffrance ? Plus rien à espérer, puisque l’espérance est réalisée. Peut-on
imaginer l’être humain se satisfaire de lui-même, tout étant accompli ?
Impensable, parce que chacun peut voir que l’homme est, sa vie durant, comme une
cheville ronde dans un trou carré, un être paradoxal, porteur de multiples
désirs contradictoires, dont la satisfaction simultanée et permanente est bien
sûr impossible. Comme je l’ai déjà dit, un tel état hypothétique ne saurait
être autre chose qu’un état de stase, il signifierait la fin de l’Histoire, la
fin de la vie. L’homme est un être en devenir, le concevoir autrement c’est
l’imaginer gelé et si cet état devait durer ce serait comme une mort cérébrale,
un état de coma. La quête de sens ne peut donc être que la recherche d’un au-
delà ou d’une transcendance à jamais hors d’atteinte. Pour certains, c’est
Dieu, pour d’autres, l’exploration d’un infini dénué d’intentionnalité, la
nature, comme l’explique le premier philosophe rationaliste de l’ère moderne,
Spinoza.
Si le sens venait à manquer
Si le sens venait à manquer, pour
beaucoup l’effet serait dramatique. Viktor Frankl, un psychiatre juif fut
interné dans un camp de concentration en septembre 1942. Trois ans plus tard à
la libération, toute sa famille avait péri, ainsi que presque tous les
prisonniers qu’il avait côtoyés dans le camp. Il relata cette terrible
expérience dans un livre puissant, Man
search for meaning,
qui prenait acte que tous ceux qui avaient été incapables de trouver du sens au
milieu de l’indicible horreur périrent, et que les rares qui avaient gardé en
eux cette soif de sens survécurent, ou du moins quelques-uns d’entre eux. La
vie pour Frankl ne pouvait pas être simplement la recherche et la jouissance du
bonheur. Il écrivit : «
C’est la singularité absolue de chaque individu qui le distingue et donne sens
à sa vie et à sa créativité. Lorsqu’on prend conscience de l’impossibilité de
remplacer aucune personne, alors on réalise que chaque homme a une
responsabilité unique, vis-à-vis de lui-même et des autres ; de sa
responsabilité vis-à-vis de quelqu’un qui compte sur lui, de sa responsabilité
vis-à-vis d’une œuvre qu’il n’a pas terminée, cet homme-là ne pourra jamais
renoncer à sa vie, car il sait pourquoi il existe et il pourra surmonter
n’importe quelle épreuve. » Le
sens serait-il la conviction que notre singularité en tant qu’individu est
indispensable si ce n’est au tout, du moins à une autre personne ?
Selon un sondage de Gallup, 60 % des Américains se disent heureux, par contre 40 % déclarent n’avoir pas de but exaltant
dans la vie, et un quart de l’ensemble n’assignent aucun sens profond à
celle-ci. Ces chiffres ne sont
pas surprenants et on obtiendrait probablement des scores plus élevés d’absence
de sens dans les pays scandinaves qui affichent le plus haut taux d’incroyance
au monde. On est face à un apparent paradoxe : dans les pays ultra religieux où
la croyance relève d’une contrainte absolue, les gens peuvent être horriblement
maltraités et malheureux mais ils sont habités par la conviction d’être en lien
avec l’absolu et le sacré. La quête de sens pour ces gens-là est close. Pour
nous autres Occidentaux, convaincus de la souveraineté de l’homme sur lui-même,
il nous faut gérer notre liberté et lorsque les temps ne sont pas tragiques,
l’absence de contraintes mène souvent à une forme de désenchantement et même
d’anomie sociale, du fait de l’ambiguïté de l’existence. Le sens, au lieu de
s’imposer, doit alors être découvert ou construit, ce qui est souvent
douloureux et frappé d’incertitude.
La recherche a montré qu’avoir un but et
le sentiment que sa vie signifie quelque chose accroissent considérablement le
bien-être général et le sentiment de satisfaction de sa vie ; que cela renforce
la santé mentale et physique ainsi que la résilience, l’estime de soi et
éloigne la dépression. Roy Baumeister, un psychologue de l’université de
Floride, rapporte dans le numéro de septembre 2013 du journal of positive psychology, que pour une majorité d’Américains,
avoir une vie significative et être heureux se recoupaient partiellement mais
avec d’importantes différences;
ceux qui visaient le bonheur étaient des
« preneurs » c’est-à-dire qu’ils éprouvaient de la joie à recevoir des cadeaux
ou des bénéfices tandis que ceux qui cherchaient à donner un sens à leur vie
étaient des « donneurs », ils éprouvaient plus de joie à donner qu’à recevoir.
D’un côté une certaine tendance à l’égoïsme, le bonheur consistant à rechercher
et recevoir ce qu’on veut; de l’autre côté, une tendance à l’altruisme avec le
besoin de transcender le moi, de ne pas s’arrêter à simplement satisfaire ses
désirs et même de se sacrifier pour les autres, pour quelque chose de plus
grand que soi. Certaines blessures comme celles de Frankl sont tellement
profondes qu’elles ne guérissent qu’en essayant de soulager celles des autres.
Et ce faisant, elles éclairent immensément leur vie et celle des autres.
Il est clair que pour vivre avec un
sentiment de plénitude, il importe de se convaincre que la vie, et
singulièrement sa propre vie, a un sens qui dépasse le simple fait d’exister.
L’adhésion à un absolu sert généralement de contrepoids à l’angoisse
existentielle mais se consacrer à une fin altruiste conforte également l’idée
que l’existence individuelle sert un plus grand bien même si on ne croit pas en
une quelconque transcendance divine. Le sentiment qu’on ne vit pas en vain est
d’un immense secours pour son bien-être, c’est donc une nécessité pour un
vieillissement intelligent.
Tiré du livre “Les clés du
bien-vieillir” éditions du dauphin. Paris