Extrait du livre « Les clés du bien-vieillir » Léon
Ouaknine éditions du dauphin. Paris. 2017.
Parmi les différentes hypothèses sur l'origine de l'intelligence
de l'homme, l’une suscita un fort engouement, celle de la dextérité, notamment
d’Homo Habilis, le premier à tailler des silex et dont les lignées suivantes
d’Homo Erectus inventeront des haches de pierre et découvriront comment faire
du feu. Cette habileté manuelle requise pour produire l'outil et la complexité
inhérente à la transmission de la technologie et culture qui y est associée,
auraient été à l'origine du développement du cerveau selon l'anthropologue
britannique Kenneth Oakley. D'autres hypothèses furent investiguées, notamment
celle de la cuisson des aliments qui permirent au cerveau de grossir et de
consacrer moins de temps à la recherche de la nourriture et plus aux activités
de production d’outils. Une autre hypothèse fut celle de la transformation du
larynx chez l’une des espèces ancestrales d’hominidés il y a 2 ou 3 millions
d’années, la dotant de la morphologie nécessaire à la grande souplesse
d'articulation des sons qui caractérise les hominidés. Cette capacité qu’aucun
autre primate ne possède fut une étape indispensable à l'élaboration d'un
langage complexe, créant ainsi une pression sélective additionnelle pour le
développement de plus gros cerveaux. Mais, selon l'opinion dominante depuis les
années 1980, ce serait moins la fabrication d'outils ou l’anatomie du larynx
que la complexité des relations sociales qui aurait été l'élément moteur du
développement du cerveau et de l'intelligence.
L’homme est un animal social jusqu’à la moelle des os
Cette intensification des rapports sociaux serait advenue selon
Yuval Noah Harari, auteur du livre « Sapiens. A brief history of Humankind[1] » suite à la posture
debout des premiers hominidés et à l’accroissement de la taille de la tête du
bébé à naitre du fait de l’expansion de l’encéphale, forçant les femmes à
accoucher prématurément, ce qui fit que les petits d’homme durent être pris en
charge durant de très longues années de maturation jusqu’à ce qu’ils puissent
survivre par eux-mêmes. Bien évidemment il était inimaginable qu’une femme
puisse survivre par elle-même avec des enfants accrochés à ses basques. Un
enfant ne pouvait être élevé que par tout le petit clan de chasseurs/cueilleurs,
ce qui ajouta à la pression sélective de renforcement des liens sociaux. Cette
période d’intense attachement au petit et la nécessité de se reposer sur la
contribution du père et des membres du petit groupe, pour le nourrir et le
protéger si longtemps, distingue radicalement les hominidés de tout autre
espèce y inclus leurs proches cousins, les chimpanzés. La socialisation des
enfants fut si puissante et si efficace durant ces longues années d’éducation,
qu’au sortir de cette période d’apprentissage, elle s’apparentait à une culture
partagée au sein du clan[2].
Il apparait donc que le développement d'un langage complexe annonciateur d’une
identité hors biologie, allait de pair avec des rapports sociaux intenses et
multiformes, sans qu'on puisse établir lequel des deux avait précédé l'autre.
Les deux innovations furent probablement concomitantes, chacune agissant comme
pression sélective de renforcement de l’autre. Pour cette école de pensée, être
plus malin que les autres membres du petit clan, était un défi autrement plus
exigeant intellectuellement que de maitriser son environnement physique, c'est
l'hypothèse de « l'intelligence machiavélique et du cerveau social ». Ce serait
d’ailleurs selon deux autres chercheurs, Dan Sperber et Hugo Mercier[3],
l’origine du raisonnement humain lui-même. Loin de chercher objectivement la
vérité, le raisonnement sous forme d’une suite d’arguments, serait apparu pour
démontrer la supériorité d’une position sur une autre, en un mot pour
convaincre dans une joute oratoire plutôt qu’à coup de poing.
Mais peu importe quel est l'exact déclencheur de l'évolution de
l'homme vers l'intelligence, au bout du compte, comme le primatologue Frans de
Waal le dit dans son livre : Le bon singe, « l’'homme est un
animal social jusqu'à la moelle des os ».
Les réseaux de socialité
Vivre au milieu d’une multitude de congénères est avantageux du
point de vue de la survie pour de nombreuses espèces, par exemple les zèbres ou
les gnous, mais ceux-ci n’entretiennent pas de rapports privilégiés et
complexes avec un grand nombre de leurs semblables. Par contre pour les
primates, plus le groupe est important, plus les rapports entre les membres se
complexifient, car à la solidarité du groupe s’ajoute la compétition interne
pour les ressources, les femelles et le pouvoir. L'une des preuves avancées au
soutien de cette théorie, est que selon l’anthropologue Robin Dunbar,
professeur à Oxford, plus les espèces de primates ont un gros cerveau[4],
plus grand est le cercle d’individus avec qui le primate aura des interactions
intentionnelles. En 1992 Dunbar calcula même quel était le nombre maximal avec
qui un primate pouvait entretenir des relations privilégiées et signifiantes en
fonction du volume de son encéphale. Ce nombre éponyme fut même appelé « nombre
de Dunbar », nombre essentiellement fixe, spécifique à chaque espèce. Pour
l’homme, son nombre Dunbar est de 150, en fait de 148,4 en moyenne - d’une
centaine pour les moins sociables à deux cents pour les grands extravertis - et
reste identique à lui-même à travers les temps depuis les groupes de
chasseurs/cueilleurs du néolithique, les unités de légionnaires romains, l’Espagne
du XVIème siècle, l’Union soviétique et les flâneurs parisiens[5].
Bien entendu, de nombreux êtres humains ont des carnets d’adresses contenant
plus de mille références, mais au-delà de la limite de 150, les communications
directes et la confiance mutuelle requises ne sont plus gérables pour un
individu. Les anglais utilisent le terme « social bonding » pour décrire
le lien social, autrement dit un lien qui « colle » deux êtres entre eux ; il
n’y a pas d’exemple de lien entre humains dépassant la simple politesse sans
investissement affectif, c’est pourquoi il nous est impossible d’établir des
rapports personnels signifiants avec cinq cents ou mille personnes, non pas
pour une question de mémoire mais plus probablement parce que notre budget «
affectif » est incapable de gérer un tel nombre. Mais comme nous vivons dans
d’immenses ensembles, nous maintenons une taille appropriée à nos réseaux en
créant au sein des communautés ou des tribus où nous sommes immergés, des clans
et des cliques. Quand la taille des tribus devient gigantesque, elles finissent
par former des nations. Celles-ci inventent alors des structures hiérarchiques
de plus en plus élaborées, aboutissant ultimement aux modèles de gouvernement
qui caractérisent les temps historiques. Cette complexification des structures
sociales a pour contrepartie une dépersonnalisation du rapport humain qui
s’accompagne parfois d’un sentiment d’aliénation, prélude à une forme de
distanciation et même de fragmentation sociale. Le maire d’une petite commune a
un rapport autrement plus réel et immédiat avec ses électeurs que le président
de la République avec les vastes multitudes qui l’ont porté au pouvoir.
Quelques chercheurs ont remis en question la validité du nombre
Dunbar en se basant sur les réseaux sociaux tels que Facebook, Twitter, Redit,
etc. L’addiction à ces réseaux crée effectivement des rapports virtuels
nombreux mais une analyse de la fréquence des échanges au-delà du nombre
officiel « d’amis » montre qu’un individu ne maintient sur ces plateformes
virtuelles, des échanges stables et répétés qu’avec 150 à 200 personnes maximum
pour les plus sociables. Une autre recherche aux États-Unis auprès d’étudiants
universitaires indique que ceux-ci ont une liste moyenne de 300 contacts
virtuels mais n’identifient que 75 amis réels.[6]
La qualité du rapport social est fortement tributaire de sa charge
affective et de la proximité physique
Les rapports sociaux virtuels diffèrent massivement des rapports traditionnels. Cela se comprend aisément, l’amitié dans un face-à-face, se nourrit de l’expérience vécue partagée, le fait de rire simultanément, boire un verre en trinquant ensemble, se serrer la main ou s’étreindre pour se saluer. Ces gestes ont des effets biologiques probants et mesurés, Janice Kiecolt-Glaser, directrice de l’Institut pour la recherche en médecine comportementale à la faculté de médecine de l’université de l’Ohio, a démontré que le simple fait de se toucher déclenche la production d’une cascade d’endorphines dans le cerveau, parce que notre épiderme est parcouru par un réseau extrêmement dense de récepteurs neuronaux, très sensibles à un simple attouchement. On sait qu’un enfant qui n’a pas été ou peu touché, massé, embrassé, entouré durant sa très jeune enfance ne développera pas pleinement les zones du cerveau dédiées aux interactions sociales et il en gardera des séquelles émotives importantes toute sa vie. Il est vrai que vu l’incroyable plasticité du cerveau, peut-être allons-nous nous adapter à une portion virtuelle grandissante de notre vie si celle-ci commence dès l’enfance et acquiert un caractère omniprésent et permanent. Malheureusement, à ce stade-ci, il semble que notre tissu de relations sociales porteuse d’affections sur la longue durée, s’étiole du fait des actuelles mutations sociétales. La forte addiction aux réseaux sociaux ne compense pas du tout l’affaiblissement du face-à-face.
Les rapports sociaux virtuels diffèrent massivement des rapports traditionnels. Cela se comprend aisément, l’amitié dans un face-à-face, se nourrit de l’expérience vécue partagée, le fait de rire simultanément, boire un verre en trinquant ensemble, se serrer la main ou s’étreindre pour se saluer. Ces gestes ont des effets biologiques probants et mesurés, Janice Kiecolt-Glaser, directrice de l’Institut pour la recherche en médecine comportementale à la faculté de médecine de l’université de l’Ohio, a démontré que le simple fait de se toucher déclenche la production d’une cascade d’endorphines dans le cerveau, parce que notre épiderme est parcouru par un réseau extrêmement dense de récepteurs neuronaux, très sensibles à un simple attouchement. On sait qu’un enfant qui n’a pas été ou peu touché, massé, embrassé, entouré durant sa très jeune enfance ne développera pas pleinement les zones du cerveau dédiées aux interactions sociales et il en gardera des séquelles émotives importantes toute sa vie. Il est vrai que vu l’incroyable plasticité du cerveau, peut-être allons-nous nous adapter à une portion virtuelle grandissante de notre vie si celle-ci commence dès l’enfance et acquiert un caractère omniprésent et permanent. Malheureusement, à ce stade-ci, il semble que notre tissu de relations sociales porteuse d’affections sur la longue durée, s’étiole du fait des actuelles mutations sociétales. La forte addiction aux réseaux sociaux ne compense pas du tout l’affaiblissement du face-à-face.
Depuis les années 90 des tendances inquiétantes se font jour ;
alors qu’au début du XXème siècle, un américain typique avait en moyenne trois
véritables et solides amis, aujourd’hui il ne peut compter que sur un ou deux
amis réels, une diminution énorme vu l’importance des attachements intimes pour
la santé et l’équilibre mental. De multiples raisons expliquent cette
diminution : urbanisation dense, modes de vie frénétiques, déménagements
fréquents, transformation des communications et réseaux sociaux. Plus encore
que tous ces changements, nous sommes confrontés à un curieux paradoxe, nos
sociétés occidentales ont mis en place pour des raisons morales et
d’efficacité, un très fort filet de sécurité sociale pour nous protéger des
effets extrêmes de l’adversité et du malheur. Toutefois cette solidarité
publique diffère de tous les réseaux sociaux naturels, famille, amis,
communauté, du fait de sa nature administrative et bureaucratique. L’aide et
l’attention qui vous sont apportées lorsque nécessaire, sont découplées de tout
engagement affectif. La personne qui vous assiste le fait à titre professionnel
dénué de toute charge affective. C’est la nature du paradoxe, le soutien social
est disponible mais il est vide, sans amour ni amitié, sans cette chaleur
humaine, indispensable au bien-être et à la valorisation de soi. Voilà pourquoi
l’isolement social s’accroît alors même qu’on vit dans une grande ville avec
d’exceptionnelles facilités de transport et une pléthore de moyens de
communication.
Vivre sans amis est dangereux. Sans lien social, l’homme souffre
L’homme est un animal social et il n’existe en tant qu'humain que
dans son rapport à l'autre. On peut affirmer sans hésiter qu'on ne nait pas
humain, on le devient au travers de la socialisation. Interdire toute relation
sociale à un individu fut pendant longtemps un châtiment social extrême,
l’Église utilisait l’excommunication qui correspondait à une mort sociale,
indépendamment de son effet supposé sur le salut de l’âme. Isoler totalement un
être humain pendant des années sans aucune communication verbale ou visuelle
avec un autre être humain, est considéré par la cour internationale de justice
comme un traitement barbare, confinant à la torture et proscrit par les
conventions internationales même pour les criminels les plus horribles. Aucune
personne ne peut avoir une bonne santé mentale sans s'insérer dans un tissu de
relations sociales plus ou moins étroites. Confrontés à une situation
éprouvante, nous nous tournons spontanément vers notre cercle intime de proches
pour chercher aide et réconfort. Tout le monde le sait, le simple fait de
parler à un ami de nos difficultés réduit notablement notre niveau de stress
vécu, indépendamment de la capacité de cet ami à apporter une réponse effective
à notre problème. Le geste si commun de tenir la main d’une personne aimée
diminue la pression artérielle, réduit la douleur et abaisse le niveau
d’hormones de stress et l’inflammation[7],
du fait des endorphines.
Un des effets frappant de ce besoin de socialité est que plus les
interactions avec qui nous tissons nos réseaux de socialité de proximité -
famille, amis et collègues - sont fortes, nombreuses et récurrentes, meilleure
en sera notre santé physique et mentale. Comme le souligne la professeure
Janice Kiecolt-Glaser[8] « Un bon
ami est un superbe antidépresseur, les relations avec nos proches sont très
importantes, et on ne réalise pas toujours à quel point nous en bénéficions à
de multiples niveaux ». Depuis qu’on a commencé à étudier les rapports
entre l’isolement social et la mauvaise santé, les évidences se sont accumulées
: tisser des rapports sociaux positifs et soutenus est indispensable à la bonne
santé de l’individu. En 2015, une méta-analyse combinant 70 recherches
différentes portant sur 3.4 millions de personnes conclut selon Julianne
Holt-Lunstad, psychologue, spécialiste des relations sociales à l’université
Brigham Young (États-Unis), qu’un réseau de socialité de proximité déficient
aurait un effet négatif aussi important que de fumer 15 cigarettes par jour
toute une vie ou ne jamais faire d’exercices du tout. L’absence de relations
sociales serait même pire que l’obésité morbide pour la santé, alors que les
bénéfices d’un fort réseau de socialité inclurait une protection accrue contre
les maladies cardiovasculaires et une extension de la longévité. Le Dr
Holt-Lunstad souligna notamment l’influence considérable qu’une relation
sociale de réciprocité peut avoir sur le développement d’habitudes de vie
capitales pour la santé, par exemple sur la nutrition, les activités physiques
ou la manière de prendre soin de soi ; selon elle, une véritable amitié
contribue non seulement à la santé physique mais aussi au renforcement du sens
qu’on donne à sa vie.
Vivre sans amis est dangereux, les gens qui s’isolent,
volontairement ou suite au délitement de leurs réseaux de proches, notamment
les personnes âgées, exhibent un niveau de morbidité plus important que ceux
qui sont entourés d’amis. Cela va de changements importants d’humeur à la
dépression et aux conditions chroniques, telles les maladies cardio-vasculaires
engendrées par un stress permanent. Le professeur en épidémiologie,
Andrew Steptoe du University College of London, a suivi 6500
britanniques de plus de 52 ans de 2004 à 2012 et il mit en évidence,
indépendamment de tout autre facteur, un accroissement de 26% de la mortalité
de ceux dont les réseaux sociaux étaient quasi inexistants par rapport à ceux
qui étaient socialement les plus entourés. Par contre le sentiment subjectif de
solitude ne semblait pas être corrélé avec une plus grande morbidité ; c’est
donc bien l’isolement social qui est en cause. D’abord évidemment parce que
faute d’entourage, personne ne signalera les signes avant-coureurs de
détérioration ou l’aggravation des symptômes de maladies, ce qui retardera la
prise en charge médicale ou socio-sanitaire de la personne, mais selon Andrew
Steptoe « les contacts sociaux ont des conséquences biologiques spécifiques
importantes pour le maintien en bonne santé[9] »
Combien d’amis et de relations pouvons-nous avoir ?
Combien d’amis ou de proches avons-nous en moyenne, et le chiffre
est-il constant à travers les ères historiques ? Dunbar a établi une
cartographie des relations sociales dépendant du niveau d’intimité et de
sympathie au sein du groupe de 150, représentant l’éventail de contacts
signifiants de l’être humain comme nous l’avons vu précédemment. Le premier
cercle, le plus important comprend les vrais intimes, ceux à qui on livre ses
secrets, ceux à qui on s’adresse en cas de détresse profonde, ceux-là vont de 0
à 2 ou 3 et incluent souvent la plus proche famille. Le deuxième cercle
comprend ceux qu’on invite régulièrement à dîner, « les bons amis » une dizaine
de personnes maximum ; le troisième cercle est composé d’une cinquantaine de
personnes qui correspondrait à ceux qu’on nomme familièrement les « relations »
; enfin le quatrième et plus grand cercle comprend environ 150 personnes,
celles à qui on adresse nos vœux de bonne année, celles qu’on inviterait à une
grosse party, « les connaissances ». Bien que la taille moyenne de ces groupes
soit relativement stable, leur composition est fluide et varie au cours du
temps ; un membre du premier cercle peut se retrouver dans le deuxième ou même
le troisième cercle, et vice versa au grès des circonstances et de la nature du
rapport que le sujet établit avec lui. Dunbar a de plus constaté que ces
chiffres sont relativement constants à travers l’histoire et se retrouvent
apparemment dans les structures opérationnelles et de commandement des armées.
Ce n’est pas un hasard si les unités de combat ont rarement plus de 50 hommes,
pour garantir un esprit de corps et une véritable solidarité affective. Il est
vrai qu’avec les réseaux sociaux comme Facebook ou Tweeter, on pense avoir des
milliers d’amis, mais c’est une illusion, nous reviendrons sur ce point plus
tard.
Sommes-nous bons juges de qui sont nos amis ?
Avoir des amis, c’est bien et important, mais sont-ce vraiment des
amis, ceux qu’on croit être nos amis ? Et justement cette fluidité dans le
rapport à l’autre ne traduit-elle pas une réalité humaine universelle ? Nous
sommes en général mauvais juges de la qualité de nos amitiés, parce qu’on se
repose sur nos instincts et intuitions. L’une des caractéristiques
fondamentales de toute amitié est qu’elle est censée être fondée sur la
réciprocité. Or, apparemment, la moitié de ceux qu’on considère comme des amis,
ne nous classe pas comme tels. C’est la conclusion de recherches[10] menées auprès de 600 étudiants en
Israël, Europe et États-Unis, par les Dr. Erez Shmueli, Laura Radaelli, Alex
Pentland et Abdullah Almatouq de l’université de Tel Aviv et du Massachusetts
Institute of Technology, selon qui, il existe deux types d’amitiés, celle qui
est unidirectionnelle et la réciproque. Cette erreur d’appréciation est
importante car elle affecte l’influence sociale que nous pensons avoir dans le
cadre de nos échanges. Lorsqu’on se rend compte que notre amitié est à sens
unique, il est presque impossible de la maintenir en l’état et la plupart du
temps, les liens changent ou se défont, un peu à la manière des rapports
amoureux, lorsqu’on constate que l’autre ne vous aime pas vraiment. Mais la
réalité est que nous agissons tous avec un certain manque de franchise à
l’égard de certains proches ou amis à divers moments. C’est la raison pour
laquelle comme l’a constaté Dunbar, ce qui est fixe, ce sont les nombres moyens
de connexions mais pas nécessairement les personnes. Un intime migrera alors du
premier cercle vers le deuxième ou troisième, lorsque le sujet réalisera que ce
qu’il croyait être un rapport bidirectionnel de même intensité affective,
n’était qu’un rapport à sens unique.
Cultiver les réseaux de socialité
Les réseaux habituels de socialité se développent au sein des
structures qui rythment la vie à chaque stade de celle-ci. La petite enfance
dans la famille, l’enfance à l’école et dans les organisations auxquelles nos
parents nous confient, églises, camps de vacances, etc. ensuite les cliques et
les petits groupes à l’adolescence, etc. Par la suite ce sera au sein
d’institutions telles les collèges, les lycées, les universités, le milieu de
travail, les clubs sportifs ou autre, les liens du mariage, parfois l’armée,
les partis politiques ou toute institution où on choisit d’adhérer et au grès
des rencontres aléatoires. Chaque rapport humain qui se maintient quelque peu
est chargé affectivement, depuis l’indifférence jusqu’à l’amour fou.
L’investissement dans chaque relation est évidemment proportionnel à
l’intensité des émotions qu’elle suscite. Au cours des ans la constellation de
nos rapports se stabilise, on ne change pas à l’âge adulte aussi rapidement
d’ami comme on le faisait à la pré-adolescence. Une des grandes illusions qui
habite la plupart des gens est de croire inconsciemment que leurs réseaux de
proximité, principalement leurs intimes, leurs amis et le cercle d’une dizaine
ou quinzaine de personnes qu’on identifie comme proches, sont solides comme un
roc et vont durer d’eux-mêmes naturellement sans efforts de leur part. C’est
une grave erreur. Aucun rapport humain, ni a fortiori un réseau de plusieurs
personnes ne durera s’il n’est pas entretenu. Il peut subsister des rapports
formels, on reste frère et sœur et cousins mais même à ce niveau-là, la
solidité affective s’étiole, malgré sa charge rémanente, si elle n’est pas
entretenue. On peut et on doit comparer ce rapport au fonctionnement d’un
neurone, si celui-ci n’est jamais ou rarement utilisé, il va dépérir et
disparaître. Mais au-delà de maintenir ce qui existe, il faut accepter
l’évidence, la vie va se charger de couper dru dans nos réseaux de proximité.
Avec l’envol des années, des proches et des amis vont partir, mourir ou laisser
le lien se distendre, c’est inévitable. Les gens font fausse route, lorsqu’ils
ne comblent pas activement les vides qui se créent, en pensant que le faire
serait sacrilège. Ils laissent au hasard et au temps le soin d’agencer de
nouvelles relations, c’est risqué ! Certes, on ne remplacera jamais un proche,
mais en ce qui concerne les amis et les camarades, on doit travailler à recréer
avec d’autres le lien social, parce qu’il est indispensable à notre santé, tant
physique que mentale. Combler le vide n’implique nullement qu’un ami se
remplace comme une bicyclette, mais il faut se forcer à se faire de nouvelles
relations, à investir du temps à cela au-delà de la douleur ou de la
culpabilité. Ne pas le faire, c’est se condamner à voir son entourage se
réduire peu à peu, garantie presque sûre qu’on s’enfoncera à petits pas dans
l’isolement social dont on connait les terribles effets.
Il est vrai que parfois « un seul être vous manque et tout est
dépeuplé ... »
[1] Professeur d’histoire, Université hébraïque de
Jérusalem, Israël. Paru, chez Harville Secker, Random House, London, 2014
[2] Le professeur Robin Dunbar
d’Oxford a formulé l’hypothèse du « cerveau social » à savoir que l’énorme
extension de l’encéphale chez l’Homo Sapiens résulte de la vie au sein de
groupes sociaux de plus en complexes.
[3] Why do Human
reason, an argumentative theory of argument! BEHAVIORAL AND BRAIN SCIENCES
(2011) 34, 57–111 doi:10.1017/S0140525X10000968
[5] The
Limits of Friendship, Maria Konnikova. The
New-Yorker, October, 7, 2014
[6] http://nms.sagepub.com/content/13/6/873.full.pdf+html
[7] Andrew
Steptoe, professor of epidemiology and public health at University College
London, 2012
[10] Abdullah Almaatouq, Laura Radaelli, Alex Pentland,
Erez Shmueli. Are You Your Friends’ Friend? Poor Perception of Friendship Ties
Limits the Ability to Promote Behavioural Change. PLOS ONE,
2016; 11 (3): e0151588 DOI: 10.1371/journal.pone.0151588
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