Un de mes grands amis est décédé en août, Claude Jasmin,
cancérologue, praticien et professeur des universités en France.
Je n'ai pu aller à l'enterrement en France et je n'ai
rien pu dire jusqu'à aujourd'hui.
Ce petit texte s'insérera dans l'hommage que lui prépare
sa fille Nadine.
J’ai rencontré Claude tout à fait par hasard. Je
revenais en France en 1998, l’ayant
quitté 30 ans auparavant pour le Canada,
pour occuper un poste de consultant senior dans la pratique « santé » de la firme Ernst & Young ». Mon patron le Dr Pierre Anhoury,
un des associés de sa firme, avait collaboré avec le professeur Claude Jasmin à
la rédaction du dernier livre de celui-ci "Longévité et qualité de vie :
défis et enjeux" en lui fournissant
un article sur le manque de systématisation des systèmes d'assurance-qualité en milieu hospitalier. Il m’avait parlé de ce médecin, praticien et
professeur des universités, et voulait absolument que je le rencontre, tant cet
oncologue était incontournable
dans notre domaine. Pour m’allécher davantage, Pierre me susurra à l’oreille, « vous allez bien vous entendre, lui aussi est juif et il vient du Maroc ».
Si cela joua, ce fût à mon insu. Rendez-vous fut pris et c’est lors d’un déjeuner
à Villejuif que l’amitié
qui me lia à Claude naquit soudainement. Bien qu’il y eut de multiples et bonnes raisons à notre amitié, je ne puis la
caractériser vraiment qu’en
me référant au mot de Montaigne, « parce
que, c’était lui ; parce que c’était moi » lorsqu’il évoquait ses liens avec Etienne de La Boétie. Amitié soudaine, amitié sans
mots, invraisemblable complicité entre deux personnes d’un certain âge qui n’avaient plus l’excuse de l’adolescence pour justifier une telle
fulgurance.
Nous avons je crois abordé presque immédiatement une chose qui
nous tenait à cœur,
le rapport étrange qui se
crée instantanément entre un malade et son médecin, rapport complexe qui lie un
être en état de faiblesse, requérant assistance auprès d’un autre, remettant même sa vie entre ses mains, les deux créant sans le vouloir nécessairement,
un rapport de dominant à dominé ; un rapport foncièrement malsain jusqu’alors et qu’il s’agissait de transformer idéalement en une alliance
thérapeutique asymétrique, mais fondé sur un réel respect mutuel, où l’ultime décision concernant sa vie appartient au soigné et l’expertise au soignant. Notre
rencontre fut un de ces moments parfaits où se rejoignaient une sensibilité commune, deux esprits toujours assoiffés
et deux expertises distinctes. Claude me déclara alors qu’il
serait intéressant que
nous développions conjointement un DU (Diplôme Universitaire) dans le cadre de
la faculté de médecine où il officiait en tant que chef de service, DU qui
aborderait ce thème du rapport Soigné/Soignant qui nous était cher à tous deux. Je m’engageais à concevoir rapidement un ensemble de séminaires axé sur l’empowerment du soigné, notion qui m’habitait depuis toujours, et que nous
présenterions ce projet au Président de
l’université que Claude connaissait bien. C’est ainsi qu’émergea le DU de qualité en santé,
intitulé « Vers l’émergence de la coresponsabilité Patient/Soignant ».
Notre projet commun fut un succès exceptionnel, dura 5 ans et ne s’arrêta que lorsque je dus retourner à Montréal, sous les menaces conjointes de ma fille et de ma
femme, anxieuses de retrouver le froid et leurs milieux. Le succès advint parce que Claude avait un
carnet d’adresse
de sommités
scientifiques, étourdissant, qu’il jouissait d’une telle renommée et estime, qu’un seul coup de fil de sa part
suffisait pour obtenir la collaboration des plus grands, mais Claude et moi
reconnaissions que sans la collaboratrice bénévole qu’il
nous trouva, l’élégante madame
Nicole Pantalacci, main de fer sous un gant de velours, le destin de notre DU eut été différent. Ni lui, ni moi, n’aurions dormi ces cinq année-là sur nos deux oreilles. Je
connais très peu de gens capables de créer des dévotions aussi précieuses;
Claude est un de ceux-là. Nicole, évidemment, devint une amie très
proche.
Dans la foulée de ce projet, Claude m’invita à siéger sur le comité directeur d’une organisation qu’il avait créée, le conseil international pour un
progrès global de la santé, où se retrouvaient deux prix Nobel. Dialoguer avec
ces gens était naturel pour Claude, pour moi, non, et ça me prit un peu de temps pour le faire.
Notre complicité intellectuelle ne s’arrêtait pas là, nous avions de longues et passionnées discussions sur de
multiples sujets lors des dîners que nous avions, soit chez lui, soit chez moi.
Et bien sûr, nous étions loin d’être toujours d’accord. C’est ainsi qu’un jour alors que je l’avais invité à venir donner une conférence à
Montréal sur un de ses domaines d’expertises, l’oncogériatrie, je l’informais
que j’écrivais un livre très critique à l’encontre des trois premières religions abrahamiques, donc
aussi très hostile à la religion juive, il s’emporta puis reconnut mon droit à la différence d’opinion sur un sujet qui lui tenait
si viscéralement à cœur. Mais aucun désaccord intellectuel ne pouvait affecter la proximité qui nous liait. Lorsque ma femme
Viva eut un cancer du sein, de nature assez agressive, je lui envoyais une
copie complète de son dossier pour avoir une seconde opinion, sa réponse ne se
fit pas attendre, il appela aussitôt et nous confirma que le protocole prévu pour la soigner était à ce
stade-ci celui qui convenait, nous rassurant ainsi sur la qualité du traitement
prévu.
La terrible maladie qui le frappa, l’Alzheimer, et par ricochet sa femme, la merveilleuse
Didi, et ses enfants, n’avait pas débuté soudainement; j’avais déjà remarqué des signes annonciateurs quelques années auparavant mais je n’osais pas y accoler un nom, n’étant pas un spécialiste, ni n’osait en parler à Didi. Il est dur de voir comment l’Alzheimer arrache morceau par
morceau, ce qui fait de quelqu’un un être humain et les déchirures que cela inflige à l’entourage.
Claude était un chercheur et un clinicien brillant, son intelligence manifeste,
mais ce qu’il
avait d’unique, c’était son attention à l’autre,
si immédiate, si totalement dénuée de tout
calcul, si respectueuse, qu’on
savait spontanément que cette
personne était rare et que son absence créerait un vide particulier.
Oui, Claude me manque, parce que c’était lui ; parce que c’était moi.
15 novembre 2017.
Aucun commentaire:
Publier un commentaire