It takes an uncommon kind of mind to see the
significance of the obvious
Alfred North Whitehead
Philosophe des sciences
Mathématicien
Logicien
Les mots servent à communiquer n’est-ce pas ?
Oui, mais pas seulement. Il y a tant à dire.
Cependant, on ne procédera pas ici à une analyse extensive du mot
« mot » ni à l’inévitable dérive linguistique de toute langue qui
fait que le sens d’un mot change parfois subtilement, puisque le monde lui ne
cesse de changer et que faute d’un mot neuf immédiatement inventé pour décrire
la nouveauté, les mots existants doivent parfois se charger d’un surplus de
sens pour représenter cette nouvelle chose, que ce soit une pratique émergente
comme les safe space dans les universités américaines, un
nouvel appareil de réalité virtuelle comme l’oculus ou une vision originale du
monde comme celle qui veut élargir aux grands singes les droits de l’homme[1]. Tout cela
finit par accroître la polysémie de nombreux mots, en fait de presque tous les
mots, porte ouverte à toutes les ambiguïtés. Ce mouvement-là est naturel et
obéit à des lois si précises qu’elles ressemblent presque à celles de la physique
des corps radioactifs.
Ce qui nous importe plutôt ici, c’est de montrer que les
mots servent aussi et surtout à dominer. Cette réalité n’est pas neuve,
elle existe depuis l’invention du langage argumentatif, elle est au cœur de la rhétorique,
de la propagande et aussi de l’amour. C’est avec des gestes et des mots
que la mère et le père confortent et encouragent leur enfant à grandir, à
s’affirmer, à avoir confiance en lui. C’est avec des mots qu’il est accueilli
dans la société, à l’école, c’est avec des mots qu’il interagira avec ses
camarades, qu’il se fera des amis et qu’il deviendra par la suite citoyen.
Les mots nous sauvent, nous enchantent, mais ils peuvent
aussi nous heurter si profondément que la blessure demeure une plaie ouverte
jusqu’à la mort, car si les émotions existent indépendamment des mots, elles
s’expriment aussi au travers de ceux-ci et l’effet de ces mots est à la hauteur
de la violence du ressenti.
Le pouvoir des mots est immense. Qui n’a pas connu ce
moment unique, où la parole de l’autre l’a ébranlé dans ses certitudes ou ses
croyances, l’a forcé à reconsidérer d’un œil différent le monde autour de lui ?
Il n’existe aucune force plus puissante que les mots dans
l’histoire humaine. Qui n’a pas en tête ces mots impérissables « I have
a dream » du pasteur Martin Luther King jr prononcés le 28 août 1963
et qui aboutirent à l’abolition de la ségrégation raciale aux États-Unis ? Qui
ne se rappelle ces 95 thèses que Martin Luther cloua sur la porte de l’église
du château de Wittenberg le 31 octobre 1517, lançant par ce geste la réforme
protestante qui entraîna les guerres de religion et le schisme de la
chrétienté ?
Le pouvoir des mots dépend en grande part de l’éloquence de
l’orateur, ou du style de ses écrits. Un discours sans amplitude, un texte
morne, une voix fluette, ne produiront aucun résultat, ne soulèveront aucun
enthousiasme, n’auront aucun effet, même si le discours est remarquablement
cohérent et pertinent. Le discours a besoin d’autre chose pour être audible et
cette chose, c’est sa capacité à bouleverser les gens, à ravir les âmes, à
capturer l’assentiment de tous. Ça s’appelle le charisme et ça carbure à
l’émotion, et même si l’intelligence des propos est forte, ce qui emporte
vraiment l’adhésion, ce sera surtout l’émotion suscitée. Démosthène combattit
ses difficultés d’élocution en s’entraînant à parler avec force avec des
cailloux dans la bouche sur la plage face au bruit des vagues ; il fut l’un des
plus grands orateurs d’Athènes et un homme d’État de premier plan. Hitler
hypnotisa littéralement les foules allemandes, par ses discours enflammés et
par l’orchestration d’un mysticisme pangermanique ; face à lui, Churchill
devint l’âme de la résistance britannique, ses discours puissants promettant le
sang et les larmes, galvanisèrent ses compatriotes jusqu’à la victoire contre
le nazisme.
Sésame obligé vers le pouvoir doctrinaire et politique, les
mots assignent le bien et le mal
C’est un fait, hors les gestes élémentaires de la vie
quotidienne allant de soi, quelle que soit l’activité humaine, celle-ci demeure
inintelligible tant que les mots ne l’ont pas définie, que ce soit par la voix,
l’écrit ou les gestes signés.
Cependant, même éloquents, les mots ne servent pas qu’à
communiquer, à transmettre une information factuelle ou à ravir l’âme de celui
qui écoute. Ils ont ceci de particulier, en Occident du moins, d’être la porte
obligée vers le pouvoir politique. Celui-ci évidemment repose sur bien autre
chose que la maîtrise de la parole, et les détenteurs du vrai pouvoir agissent
sans nécessairement devoir gesticuler sur la scène politique. Il n’en reste pas
moins qu’en démocratie libérale, l’apparence du pouvoir citoyen demeure le
politique et il est impossible de se faire élire à un poste quelconque sans
faire un discours à une assemblée de votants pour les convaincre. Impossible
également d’exercer une influence politique ou idéologique visible sans
recourir à la parole ou à la plume[2]. Ces discours
et ces écrits cherchent évidemment à convaincre, à décrire un meilleur avenir,
à faire accepter comme normales et allant de soi des choses qui ne le sont pas
nécessairement. Pour cela leurs auteurs doivent se présenter comme les garants
du vrai et du bien. Mais qui définit le vrai et le bien ? Le temps n’est pas si
loin où cette tâche appartenait presque entièrement aux gens d’Église, c’est
depuis quelques générations, le mandat que se sont attribué les intellectuels
et le résultat n’est pas nécessairement meilleur selon Noam Chomsky (Comprendre
le pouvoir, p. 161.) « Si par le terme “intellectuel” on désigne
les gens qui utilisent leur cerveau, alors ils sont partout dans la société. Si
par “intellectuel”, on veut dire les gens d’une classe particulière dont le
métier est d’imposer des idées, d’inventer des idées pour ceux qui occupent le
pouvoir, de dire à tout le monde ce qu’il faut croire, et ainsi de suite, alors
oui, c’est différent. Ces gens-là sont appelés “intellectuels”, mais il s’agit
en réalité plutôt d’une sorte de prêtrise séculière, dont la tâche est de
soutenir les vérités doctrinales de la société. Et sous cet angle-là, la
population doit être contre les intellectuels, je pense que c’est une
réaction saine. » Il n’y a presque jamais eu un seul camp du bien et
du vrai sur quelque scène politique que ce soit sauf peut-être au temps des
cathédrales. Depuis la Révolution française, une sorte de bipolarité
fondamentale définit le champ politique sous les vocables généraux de gauche et
droite, la tradition démocratique reposant sur le débat argumenté entre deux
visions supposément contradictoires. Selon les lieux et les époques, ces
polarités opposées invoquent la raison ou la foi, le progressisme ou le
conservatisme, le nationalisme ou l’internationalisme, le capitalisme ou le
socialisme, la laïcité ou la prépondérance religieuse. Évidemment les deux
camps se réclament de la vertu et chacun fourbit ses armes intellectuelles et
idéologiques pour prouver que lui seul représente le bien et le vrai face au
mal et au mensonge.
Le mécanisme de manipulation des mots, du détournement de
sens à l’inversion de sens
En science, le mot n’a pas préséance sur le réel, car la
nature a pour habitude de réserver des surprises et de contredire souvent ce
qu’on dit d’elle, aussi le chercheur se doit d’être prudent dans ce qu’il
affirme, de vérifier dix fois avant de prétendre dire le vrai sur le réel. S’il
se trompe, le chercheur en paiera le prix en voyant sa théorie contestée,
rejetée ou amendée. Il n’en va pas de même dans les rapports humains[3] et encore
moins chez les acteurs politiques et chez tous ceux qui ont pour mandat ou
occupation de codifier les diverses visions du monde en systèmes cohérents,
pour faire sens de tout, notamment de la vie en société. Les mots servent alors
souvent à décrire un réel sommé de s’accorder avec les idéologies dominantes ou
aspirant à le devenir. Souvent, il faut rendre la réalité moins rébarbative :
à titre d’exemple, les forces américaines, obligées de tenir compte de la
sensibilité de l’opinion publique de leur pays ainsi que celle du reste du
monde, inventent le terme « dommages collatéraux » pour faire état de
morts de civils non ciblés mais ayant le malheur d’être là lors de
bombardements dans des zones densément peuplées, notamment les villes. Le
terme, dommages collatéraux, a un aspect clinique, un dommage s’applique
habituellement aux équipements ou habitations, jamais aux humains, ce mot vise
à occulter la vision de femmes, d’enfants et d’hommes innocents, mutilés,
agonisants. C’est le procédé de l’euphémisation. Sans aller jusqu’à cet extrême,
nous euphémisons continuellement dans nos rapports humains avec nos proches où
dans les relations de travail. Ainsi, on ne dira pas directement de quelqu’un
que son comportement est ridicule, on préférera par politesse le qualifier
d’excentrique, mot plus chic, plus poli. L’entreprise qui se débarrasse d’un
employé dira qu’il a été remercié, pour éviter de dire congédier. Tout le monde
comprend, mais on évite les gros mots désagréables. Il en va autrement lorsque
les faits contredisent violemment les images d’Épinal de l’idéologie dominante,
comme lors des milliers d’agressions sexuelles et de viols le soir du nouvel an
2016 à Cologne et dans onze autres grandes villes allemandes, commis par des
réfugiés musulmans, lesquels ne pouvaient être par définition que d’innocentes
victimes en urgence absolue de protection. Ce type de scandale était pour la
gauche insupportable, elle qui a fait des réfugiés un de ses chevaux de
bataille, alors on exige des media traditionnels le silence, on fait pression
sur la police, en expliquant que cela donnera du grain à moudre aux
réactionnaires racistes. Lorsqu’il devient impossible de nier les agissements
condamnables du fait de l’omniprésence des caméras et de l’instantanéité des
media sociaux, alors on a recours à une narration qui transforme le crime en
simple égarement dénué de toute intention criminelle, tels les propos
de Thierry Pech[4], le directeur
général du think tank de centre gauche Terra Nova, déclarant « Ne
jugeons pas trop hâtivement ce qui s’est passé à Cologne. Les jeunes migrants
viennent de pays où ils n’ont pas accès à la sexualité ». À l’autre
extrême, la réalité est tout aussi malléable; rappelons qu’au temps de Georges.
W. Bush, les néocons[5], imbus du
sentiment d’invulnérabilité de l’hyperpuissance américaine, avaient poussé
l’hubris jusqu’à déclarer que « la réalité était ce qu’ils
décidaient qu’elle serait ! »
Toute personne dotée d’un minimum de sens
critique fera automatiquement la part des choses, reconnaissant une bonne dose
de cynisme à l’un et l’autre camp dans son maniement des faits. Aujourd’hui,
les fake news et les théories complotistes fleurissent tant
chez la nouvelle droite que chez la gauchosphère islamophile. Ce qui est
toutefois spécifique à cette dernière, c’est qu’en gros depuis la fin de la
deuxième guerre mondiale, le monde intellectuel en Occident fut largement
dominé par l’idée de justice universelle, de défense des écrasés, tandis que la
droite était perçue comme défendant le statu quo à l’avantage des possédants.
C’est pourquoi la gauche, souvent nostalgique du marxisme culturel, se dépeint
comme l’unique force morale incarnant le bien, le juste et le vrai, dispensant
au travers de ses prononcements la doxa universelle. François Mauriac
s’étonnait en 1967 du sacerdoce que s’attribuent ces penseurs qui,
disait-il, « … revendiquent le droit d’enfler la voix au nom
de la conscience humaine comme s’ils en étaient l’incarnation … » (Mémoires
politiques, Grasset 1967). Or ce qui est extraordinaire, c’est que la gauche
qui militait auparavant pour l’universalisation des droits, pour la défense de
tout ce qui est commun à l’homme, revendique aujourd’hui pour l’éventail des
diversités, la racialisation positive des ethnies, la création de droits
différents pour celles-ci ainsi que l’inviolabilité de leurs cultures et des
valeurs qui y sont attachées. Tout ceci mène droit à la célébration des
communautarismes, autrement dit à la fin de l’universalité en tant que récit et
pire à la remise en question de la notion de raison qui lui sert de
fondement. On le voit avec l’assaut féroce contre le mot « laïcité »
lorsqu’on lui accole le qualificatif « ouverte » pour annihiler son
sens originel et introduire le religieux au cœur de l’école, ou lorsqu’on
prétend répondre aux aspirations féminines en réclamant des tribunaux
islamiques de la famille, autrement dit une justice différente pour certains,
ou encore lorsqu’on invoque le « vivre-ensemble » pour mieux instaurer le
vivre-séparé des communautarismes. Et que dire du mot "populisme",
la philosophe Chantal Delsol[1] recommande de toujours
garder les guillemets pour ce mot, car c'est dit-elle un adjectif par lequel on
injurie ses adversaires, ce n'est plus un substantif qui aurait une
signification objective. Aucun gouvernement ne se dit "populiste",
seuls ses adversaires le nomment ainsi. À la limite le mot renseigne davantage
sur celui qui le prononce que sur celui qui l'endosse.
L’absence de mots, on l’a vu,
devient elle-même significative quand pas une seule fois durant les cinq années
de sa présidence, François Hollande n’a prononcé le mot « islam radical ». Il
fallait une sacrée dose de détermination au vu des attentats meurtriers qui
firent des centaines de victimes à Nice et à Paris. Comme si ne pas nommer les
choses permettait d’esquiver le réel. Peut-être ce Président pratiquait-il une
forme d’incantation magique, un acte performatif à rebours ?
Cette entreprise de perversion
et d’inversion de sens au moyen d’une manipulation langagière digne des
officines soviétiques, fut magistralement décrite par Georges Orwell dans son
célèbre livre 1984. La guerre, c’est la paix, la liberté c’est
l’esclavage. Aujourd’hui il aurait écrit : la religion, c’est le
progrès ; le voile, c’est le féminisme ! Georges Orwell aurait
reconnu que nous sommes maintenant en
guerre contre le troisième totalitarisme de l’époque contemporaine, l’islam
politique et son idiot utile, le multiculturalisme béat; en guerre au sens où
Victor Hugo disait que « la guerre, c’est la guerre des hommes, la paix, c’est
la guerre des idées ». Hélas cette guerre des idées est mal engagée parce
qu’une immense armée d’intellectuels et de faiseurs d’opinions qui avaient
placé leur foi et leur espérance dans l’utopie marxiste se sont retrouvés
orphelins de leur rêve de justice universelle avec l’écroulement de l’URSS.
Orphelins, mais la haine toujours chevillée au cœur contre cette société
libérale qui a refusé de s’écrouler et dès lors toujours actifs dans leur désir
de formater les esprits dans les collèges et universités, dans l’attente des
lendemains qui chantent.
Il n’y a rien d’illégitime à détester ce monde, mais ce qui
est intolérable, c’est lorsque ce sentiment se conjugue avec la mauvaise foi.
Rappelons simplement le mot, apocryphe ou pas, de Sartre, soucieux de ne pas
révéler à la classe ouvrière les monstrueuses turpitudes de l’URSS « Il
ne faut pas désespérer Billancourt ». Cette fois-ci c’est plutôt, tant en
France qu’ici au Québec, la volonté, de faire de quatre victimes fétiches[6] unissant
leurs récriminations, le nouvel acteur composite convoqué par l’histoire pour
remplacer la classe ouvrière dans le rôle que celle-ci a refusé de jouer :
transformer radicalement la société. De bric et de broc, ces groupes se
constituent en une formidable mouvance diversitaire, décriant comme rance et
fasciste la quête identitaire des peuples dont le Québécois, mais valorisant à
l’extrême celle des multiples diversités, usant et abusant des accusations de
fascisme à l’encontre des Québécois qui veulent persister dans leur être
historique. Mise en cause de la légitimité d’un peuple au nom d’une
internationale virtuelle ayant décrété que tout nationalisme est nécessairement
raciste et belliqueux[7].
Fallait-il tomber si bas dans l’ignominie pour qu’un philosophe célèbre,
Charles Taylor, use du mot « poutinesque » pour qualifier la charte des
valeurs ? Qui eût cru que cet intellectuel influent ait pu recourir sans état
d’âme au sophisme du « reductio ad hitlerum » ?
La guerre des idées fait rage
Oui, nous sommes en guerre, une guerre des idées, une
guerre pour redonner aux mots leur vrai sens, car malheureusement beaucoup de
gens à la lecture des journaux, à l’écoute de la radio et télévision, plongés
dans le tempo frénétique des médias sociaux, ont du mal à décoder tous ces
discours. Certains journaux comme Le Monde en France ont une
rubrique appelée décodex pour aider les gens à discerner une véritable information
des fake news. Or ce qui est ironique, c’est que ce journal,
autrefois présenté comme le journal de référence, manipule magistralement
l’information pour ne pas décrire un réel qu’il juge attentatoire à ses
convictions soi-disant progressistes. Un exemple, la crèche Baby-Loup qui
avait congédié une employée qui avait décidé de travailler voilée en violation
des règlements intérieurs. Poursuivie, la crèche avait été exonérée de toute
faute par la plus haute juridiction française, la cour de cassation en
assemblée plénière. La plaignante avait alors poursuivi la crèche auprès du
comité des droits de l’homme de l’ONU. Ce comité avait conclu à la culpabilité
de la France. Le 25 août 2018, le Monde publie alors triomphalement que
la « La France est reconnue coupable de violation de la liberté de
manifester sa religion et discrimination envers les femmes musulmanes ». Or c’est faux. Comme le
souligne l’avocat de la crèche Richard Malka « Non, la France n’a pas été
condamnée. Seule une juridiction peut ‘condamner’ et ce comité des droits de
l’homme n’en est pas une. A la suite de l’article de L’Obs,
l’AFP m’a logiquement appelé, je lui ai fait une déclaration pour
expliquer que c’était un non-évènement et que cette déclaration n’avait aucune
valeur contraignante, et Le Monde a repris la dépêche mais sans ma
réaction. De cette façon, on fait croire au public qu’il y a une réalité qui
n’en est pas une. » Autre exemple plus insidieux, deux mots véhiculent dans ce journal phare de la
bienpensance un immense refoulé : Islam et Israël. Pour le premier, un interdit
de critique, impose une chape de plomb sur tous les débats, même et surtout
face aux déferlantes de la violence islamiste. Peu importe les fleuves de sang,
puisqu’il faut envers et contre tout affirmer que cette religion ne parle que
de paix et d’amour, car décrire le réel tel qu’il est, reviendrait à valider le
camp du mal et ouvrir la boite de Pandore. Lorsque les mots sont dits en
catimini comme le fit François Hollande dans ses confidences aux journalistes[8], les effets
sont catastrophiques, tant la distance est grande entre le discours officiel et
la perception honnête de la réalité. Pour le deuxième, Israël, les journaux
bien-pensants comme Le Monde estiment qu’il ne peut être jugé à l’aune des
règles applicables aux autres États. Fascinant rapport antagonique, étrange
asymétrie, le réel est devenu fantomatique. Il importe peu que l’on soit
d’accord ou pas avec Israël, qu’on le critique ou qu’on l’encense, mais le
refus de considérer les faits au profit d’idées préconçues est flagrant. On
parlera des malheurs de Gaza, mais jamais dans les mêmes termes de ceux du
Tibet, de la Crimée, du Sahara occidental, de Chypre, de la Papouasie ou du
Yémen. Le nombre de morts qui partout est un critère du degré d’horreur de tout
conflit, change de sens lorsqu’il s’agit d’Israël, un seul mort de son fait
prend alors une dimension d’exemplarité et surpasse en signification, cent
mille morts, voir un million de morts comme au Darfour. Pourquoi ? Parce qu’ici
les mots ont assigné à ce pays le statut d’incarnation du mal. Ce n’est jamais
dit en ces termes évidemment, mais le résultat est le même. N’est-ce pas là un
cas patent d’hypocrisie de ces médias célébrés ; ils publient un décodex mais
imposent un radical détournement de sens, une interprétation des faits sans
grand rapport avec le réel. Ce procédé est efficace, il permet de réécrire
l’Histoire.
Sommes-nous mieux lotis ici au Québec avec des journaux
comme Le Devoir ou La Presse ? Sont-ils plus
objectifs ? Je ne le crois pas, si l’on en juge par la manière dont fut traitée
l’annulation du spectacle SLAV, le dernier opus de Robert Lepage et Betty
Bonifassi, pour cause d’appropriation culturelle. Plusieurs éditorialistes se
rangeant aux arguments des manifestants, sans réfléchir sérieusement aux
conséquences d’une telle prise de position, tout simplement parce qu’il est de
bon ton de hurler avec les loups, de suspecter tout ce qui vient de la culture
majoritaire.
Prenons un autre exemple proche de nous, la mairesse de
Montréal, Mme Valérie Plante, a récemment communiqué avec la police sur des
affrontements physiques possibles entre un groupe qualifié de fascisant, La
meute, et un autre sensément d’extrême-gauche, les antifa. Selon
les journaux, elle aurait fortement insisté sur le fait que le premier était
beaucoup plus violent et dangereux que le second. Or jusqu’à maintenant, et ce
fut même noté par quelques observateurs[9] plutôt
hostiles à La meute, ce furent les antifas qui
recoururent à la violence physique et non La meute. L’affirmer
n’est pas prendre parti, c’est juste prendre acte du réel. Qu’en conclure sinon
que, par ses paroles, la mairesse développe une narration diabolisant
délibérément une partie, sans souci de la vérité des faits ? Le pouvoir des
mots est grand.
Mais d’où vient cet étrange pouvoir des mots ?
Les mots ont une puissance étrange. Qu’est-ce qui dans le
discours ou le texte est si fort qu’il impose un véritable formatage de la
pensée commune, qu’il assujettit les lecteurs, qu’il convainc des individus
n’ayant aucun moyen de juger de la véracité des propos, et qu’il entraîne même
des foules jusqu’à commettre des horreurs inouïes ? Sont-ce les mots eux-mêmes
qui ont ce pouvoir, ou bien exploitent-ils une faille de la psychologie humaine
?
Si Einstein, aussi fameux qu’il soit, présentait une
théorie manifestement erronée, aucun de ses pairs n’accepterait de conforter ce
fourvoiement. Poliment, mais fermement, ils démoliraient sa démonstration,
parce que toute affirmation dans le domaine scientifique est sujette à
vérification. Les mots en science, on l’a dit, n’ont pas préséance sur le réel.
Pourquoi en est-il autrement dans les sciences sociales ? Rappelons
l’incroyable canular monté par le physicien Alan Sokal. Celui-ci présenta en
1996 un texte pseudo-scientifique, Transgresser les frontières :
vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique à la
revue Social Text, publié par l’université Duke aux États-Unis,
revue concernée par les études culturelles postmoderne. En soi déjà saugrenu
dans une revue littéraire, son article était un galimatias totalement
incohérent, dont l’examen même superficiel aurait montré immédiatement la
nature facétieuse. Estimant
l'absurdité de son article évidente, Sokal, dans une déclaration retentissante,
en conclut que « la revue méconnaît les règles de la rigueur
intellectuelle puisqu'elle s'est permis de publier un article sur la
physique quantique sans prendre la précaution de consulter un spécialiste
du domaine [10] ». Si on peut manipuler aussi aisément une revue
savante en utilisant des mots incompréhensibles mais qui ont l’air scientifiques,
alors on imagine combien c’est plus facile lorsqu’on s’adresse au tout-venant.
On est face ici à une différence majeure de perception entre le discours
scientifique et le discours social, quant à la crédibilité de celui qui parle.
Peu importe votre crédibilité et renommée en science, c’est la vérité factuelle
des assertions qui compte et celles-ci seront automatiquement vérifiées. Par
contre, dans le monde du social, du politique, de l’idéologie, du religieux et
même de l’art, la valeur de ce que vous dites ou écrivez dépendra
essentiellement de votre renommée, pas de son rapport aux faits, d’où le
pouvoir démesuré des intellectuels et des personnes d’influence pour
manufacturer l’opinion. « En mathématiques, en physique, on se soucie de ce
que vous dites, non de vos certificats. Mais pour parler de la réalité sociale,
il vous faut des certificats. » (Chomsky,
dialogues avec Mitsou Ronat. Flammarion, Paris 1977).
Le discours
est une activité sociale autant qu’une activité intellectuelle : dans une
analyse qui tient compte du contexte discursif de la pensée, il est clair que la ligne de partage est celle qui sépare
l’affirmation objectivement fondée de celle qui ne l’est pas. Aussi faut-il
s’interroger : pourquoi n’est-il pas naturel pour chacun de nous
d’examiner toute affirmation, tout discours, tout texte, tout mot, de façon
critique, de douter de tout avant de l’accepter pour vrai ?
Prééminence du ressenti et des automatismes (système 1) sur
la réflexion rigoureuse (Système 2).
Répondre à cette question va bien au-delà de l’objet de ce liminaire.
L’énigme est si profonde que la biologie évolutionniste doit être convoquée.
Disons simplement que l’homo sapiens étant un animal social jusqu’à la moelle
des os[11], l’évolution
a fait de la plupart d’entre nous des conformistes, des adeptes du
prêt-à-penser, et en dépit de protestations contraires, développé en nous une
addiction à la servitude volontaire, seul un petit nombre de personnes aptes à
saisir le pouvoir et à ordonner, y échappant. La conjonction de ces traits
humains explique partiellement l’incroyable pouvoir des mots dans toute société
humaine.
Durant sa longue et lente transformation, le petit
d'hominidé avait d'autant plus de chances de survivre qu'il écoutait
religieusement ses parents et les personnes en autorité sur ce qu'il fallait
faire et ne pas faire pour éviter la mort. Peu de désobéissants survivaient, la nature ne faisant aucun cadeau, et au cours des
millions d’années, le conformisme devint un trait indéracinable de l’espèce
humaine, au point que les différences trop marquées d’avec les normes étaient
dangereuses[12] pour
leur porteur. Mais parmi les survivants, quelques enfants rétifs, iront plus
loin, se rebelleront contre l’argument d’autorité et deviendront les futurs
empêcheurs de tourner en rond, bref des briseurs d’idoles, des iconoclastes,
des modèles de comportements nouveaux, des chefs.
Nous sommes donc devenus des moutons de Panurge[13],
l’obéissance étant beaucoup plus ancrée dans le cœur de l’homo sapiens que
l’amour de la liberté. En nous gît un besoin irrépressible de l’autre, de
se reconnaître semblable à lui, et au travers de la quête identitaire de faire
avec lui société commune. La philosophe Simone Weil, à la suite de l’expérience
du tragique de la vie en conclut que « l’enracinement est le besoin le
plus important et le plus méconnu de l’âme humaine[14] ». C’est au sein de cette
société émergente, du petit clan jusqu’à la tribu que l’usage de la raison
argumentative s’est développé. Toutefois, deux chercheurs, Hugo
Mercier et Dan Sperber[15] ont
montré dans un remarquable article[16] que
l’usage de la raison n’a pas pour objet de cerner la vérité, mais de gagner, en
utilisant des arguments plutôt que des coups de poing. Ils se fondent sur
l’existence de biais cognitifs inconscients dont le biais de confirmation bien
connu. Ce résultat vient conforter également les travaux de Daniel Kahneman,
psychologue, prix Nobel d’économie pour son élucidation des mécanismes de prise
de décision, ainsi que ceux de Jonathan Haidt (université de Virginie) qui
montrent que l’homme dispose de deux systèmes cognitifs, le système 1,
rapide, instinctif, intuitif, inconscient, capable d’engranger d’énormes
quantités de données et le système 2, lourd, lent, réfléchi, analytique,
linéaire, logique, grand consommateur d’énergie et tout juste capable de
traiter une faible quantité de données. Examiner objectivement les faits
requiert beaucoup d’énergie, une intense concentration mentale[17], et
donc une distanciation pas toujours facile de soi avec son ressenti, si tant
est que cela soit possible. Résultat inévitable, l’espèce humaine préfère
de loin se
reposer sur ses a priori inconscients, intuitifs, émotionnels, qui, eux,
n’exigent quasiment aucun effort, aucune discipline rigoureuse, et privilégie
le prêt-à-penser dispensé par les doctrinaires propres à chaque époque,
chamane, prêtre, instituteur, intellectuels. Ce système 1 est donc spontanément
beaucoup plus sensible aux ressentis qu’à une réflexion analytique rigoureuse.
Pensons à l’énorme vague de sympathie en 2015 à la vue de la photo du petit
cadavre de l’enfant sur une plage[18] turque,
qui poussa la chancelière allemande Mme Angela Merkel à accueillir soudainement
plus d’un million de réfugiés syriens, sans consultation aucune du peuple
allemand. Jonathan Haidt a inventé pour ce mode de fonctionnement, une
métaphore saisissante « L’éléphant et le cavalier ». L’éléphant est le système
automatique, intuitif, émotionnel, le cavalier est la raison cartésienne en
apparence souveraine. Dans les faits, c’est l’éléphant qui commande presque
toujours, le cavalier paresseux ne fait pas le poids[19]. Ajoutons
que l’homo sapiens plus proche en cela du chimpanzé commun que du
bonobo cherchera naturellement, soit à dominer, soit devra se soumettre au plus
fort. La façon de faire société de l’homme au-delà d’un seuil minimal de
complexité, s’est toujours moulée sur un principe de hiérarchie, d’où la
révérence à l’égard des autorités fortes même lorsqu’elles ordonnent des
comportements monstrueux[20]. Une
démonstration saisissante, l’effet Lucifer[21], semblable à
l'expérience de Stanley Milgram au début des années 60, en fut fournie par le
professeur Philip Zimbardo de l'université de Stanford en
1971. L’expérience fait froid dans le dos quand on prend conscience de qui
nous sommes vraiment : des gens capables de poser des gestes criminels,
sans grandes hésitations morales dès lors qu’une autorité légitime l’exige.
Voilà pourquoi nous traînons avec nous cette détestable
mentalité de troupeau, qui lorsque nous sommes en groupe, désarme le peu
d’esprit critique et de sens moral dont nous sommes dotés. On ne peut expliquer
autrement pourquoi des millions de personnes ont obéi sans beaucoup
d’hésitations à tous les dictateurs et monstres que l’histoire a
répertoriés
On pourrait très bien imaginer une autre société où aucune
personne ne se laisserait convaincre de quoi que ce soit sans avoir analysé au
préalable les mots et discours qui appellent à l’action ou décrivent pourquoi
une option est meilleure qu’une autre. Jusqu’à un certain point, cette société
existe partiellement, c’est celle du monde scientifique. Les mots dans ce cas
sont des symboles mathématiques ou décrivent des phénomènes généralement
reproductibles, ou des hypothèses falsifiables. Dans la vraie vie, aucune
société n’a jamais fonctionné sur la force d’une pure argumentation logique;
dans la vraie vie, les mots ont un pouvoir immense parce que nous utilisons
préférentiellement le système I, pas la rigueur de la logique. Nous ne sommes
que très partiellement des êtres de raison.
Notre objectif avec ce livre ne vise pas à dire ce qu’il
convient de penser à quiconque, nous voulons simplement rappeler le sens
originel de certains mots et expressions pour mesurer l’étendue de leur dérive,
qui va jusqu’à l’inversion absolue du sens originel. Les mots sont importants,
leur sens est important, leur manipulation est désolante, parfois intolérable.
Non, la guerre, ce n’est pas la paix, la liberté, ce n’est pas l’esclavage, le
voile islamique, ce n’est pas la libération féminine, la laïcité, ce n’est pas
l’intrusion de la religion dans les écoles et ailleurs. Être sur la brèche,
attentif aux faits et à la vérité exige sans répit une lecture critique et un
examen des sources, c’est requérir de la raison d’être toujours en surplomb des
ressentis pour distinguer entre les duos vrai/faux et bien/mal. Cette posture
de raison exige une forme de détachement d’avec soi-même. Pas facile, pour tout
dire presque impossible mais la rigueur logique l’exige.
C’est au lecteur de décider si ces réflexions l’aideront à
juger de façon plus critique les propos de ceux qui forgent la bien-pensance
obligatoire, en se rappelant que si chacun est maître de son opinion, il n’est
pas maître des faits.
[2] Quoiqu’avec Justin
Trudeau, ce soit plutôt le souvenir d’une autre époque que ses qualités
d’orateur qui lui ouvrit les portes du pouvoir !
[6] Les LGBTQQIP2SAA (Lesbienne,
Gay, Bisexuel, Trans, Questioning, intersex, Pansexuel, Two Spirited),
l’immigrant, le sans-papiers, le musulman.
[8] Un Président ne
devrait pas dire ça. « C’est de partition dont on
parle » Livre de Fabrice Lhomme et Gérard Davet, Stock 2016
[9] Le 20 août 2017,
lors d’une manifestation autorisée de La meute dans la ville
de Québec, les antifas ont violemment tabassé un
citoyen pacifique, alors que La meute s’abstenait de défiler
pour éviter le heurt avec les antifas.
[13] Il n’y a évidemment
pas de gène du conformisme (mouton de Panurge) chez l’homme, de même qu’il n’y
a pas de gène de l’obéissance chez le chien. Les humains ont sélectionné au
cours des âges, les chiens les plus obéissants pour se reproduire et c’est de
cette façon que du loup naquit une sous-espèce, le chien avec une forte
prédisposition à obéir à l’homme. L’évolution, devenue
auto-domestication, a procédé de même avec l’homo sapiens.
[14] «
L’enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de
l'âme humaine. C'est un des plus difficiles à définir. Un être humain a une
racine par sa participation réelle, active et naturelle à l'existence d'une
collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains
pressentiments d'avenir. Participation naturelle, c'est-à-dire amenée
automatiquement par le lieu, la naissance, la profession, l'entourage. Chaque être
humain a besoin d'avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la
presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par
l'intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie.» Simone
Weil. L’enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être
humain. Gallimard, Paris 1949.
[16] Why do human reason? Arguments for an argumentative theory. Hugo
Mercier, Dan Sperber. Behavioral and brain sciences (2011) 34, 57-111 doi:
10.1017/S0140525X10000968. Cambridge University Press 2011
[17] Une personne
moyenne peut rarement manipuler simultanément plus de trois ou quatre objets
distincts dans son esprit.
[21] « Des
étudiants furent répartis en 2 groupes, un de prisonniers, l'autre de
gardiens. Les prisonniers et les gardes s'adaptèrent rapidement aux rôles
qu'on leur avait assignés, dépassant les limites de ce qui avait été prévu et
conduisant à des situations réellement dangereuses et psychologiquement
dommageables. L'une des conclusions de l'étude fut que le respect
des directives orales de l’autorité avait suspendu le code moral personnel de
chaque participant, qu'un tiers des gardiens fit preuve de comportements
sadiques. Malgré la dégradation des conditions et la perte de contrôle de
l'expérience, une seule personne sur les cinquante participants de l'étude
s'opposa à la poursuite de l'expérience pour des raisons
morales (Wikipédia) ». On peut imaginer sans grand risque de se
tromper que si dans la vraie vie cette personne morale savait que sa prise de
position publique lui attirerait ainsi qu'à sa famille de graves ennuis et
peut-être même la mort, le courage de se dresser contre l'infamie eût été plus
incertain.
Léon Ouaknine