Le
vivre-ensemble : cette locution semble être devenue une obsession des media –
journaux, télévision, media sociaux, discours politiques, conférences
universitaires, injonctions religieuses urbi et orbi du pape, lamentations des
victimes fétiches quant à son absence, cris stridents des mouvances
zinclusivistes* pour dénoncer telle ou telle atteinte au vivre-ensemble – tous
invoquent incessamment cette nouvelle déité de l’air du temps.
Vivre
ensemble, n’est-ce pas ce qu’on fait depuis les brumes de la préhistoire ?
Le
Larousse définit le vivre ensemble
comme une « Cohabitation harmonieuse entre individus ou entre communautés »
; pour le GTD, (Grand Dictionnaire Terminologique) c’est plutôt une notion
sociologique : « Concept qui exprime les liens pacifiques, de bonne
entente qu’entretiennent des
personnes, des peuples ou des ethnies avec d’autres, dans leur environnement de
vie ou leur territoire. » Bizarrement, cette locution n’a jamais plus été
utilisée que depuis l’avènement du terrorisme islamique au cœur des sociétés
occidentales, comme si son invocation, après chaque attentat sanglant, allait
calmer les excès des fous d’Allah en leur prouvant que les sociétés
occidentales étaient ouvertes, accueillantes, et que la violence n’était pas
nécessaire.
Or c’est vraiment ici que le bât
blesse, les bonnes gens sommées de vivre-ensemble ont de la difficulté à saisir
et à accepter lorsqu’ils ont compris, que cette locution de deux mots en
comprenait trois autres, susurrés d’abord à voix basse et maintenant à voix
forte par les tenants de la laïcité-halal : « vivre-ensemble avec nos différences. » Car enfin,
d’où vient cette difficulté à vivre ensemble que ce soit en France ou au Québec
? Ces deux pays ont accueilli des millions d’immigrants et leur ont donné les
mêmes droits ; qu’il y ait du racisme ordinaire, c’est évident et des deux
côtés, on ne serait pas homo sapiens sinon.
Mais pourquoi avec toutes les
immigrations précédentes, les difficultés d’ajustement se sont-elles résorbées
au bout de quelques décennies, deux ou trois générations au plus – plus pour
les Juifs - sans jamais atteindre le niveau de cassure sociale qu’on constate actuellement
partout en occident avec les tenants de l’islam ?
La France compte plus de 500.000
immigrants chinois ou indochinois dans la région parisienne et étrangement
jamais d’interpellation angoissée sur le vivre-ensemble ni des accueillants, ni
des accueillis.
Au Québec, la petite communauté
juive d’origine marocaine de récente arrivée jamais n’émit la moindre plainte
quant à une déficience du vivre-ensemble, ce qui fait que la locution ne figure
pas dans le lexique de leurs rapports avec la société québécoise. Pourquoi pas
de problème de vivre-ensemble avec certains groupes, et donc pas de besoin de
jamais utiliser cette locution et pourquoi ce besoin est-il si vif partout avec
cet autre courant migratoire, issu du monde musulman, notamment le Maghreb
? La réponse est simple, avec la pleine
jouissance des droits, venait également son complément, le devoir de respecter
les lois et de faire siennes les valeurs fondamentales des sociétés d’accueil,
ce qu’aucun autre groupe précédent d’immigrant n’avait refusé, sans pour cela y
perdre son identité particulière.
Respecter les différences de
chacun, oui, mais de quelles différences parle-t-on ? Il se trouve que
certaines différences ne sont pas digérables dans une société démocratique,
fondée sur le respect des droits de la personne qui inclut l’égalité intangible
de l’homme et de la femme. Sortir dans la rue avec un voile sur la tête ne fut
jamais interdit, mais de là à prétendre que porter partout la burqa est un
droit naturel n’est pas un geste amical en faveur du vivre-ensemble, c’est
plutôt un doigt d’honneur adressé à votre hôte.
Pérenniser la culture du nouveau
venu, plutôt que de conforter sa convergence vers les valeurs de l’accueillant
semble être devenue la nouvelle doxa des bien-pensants. Loin de favoriser le
vivre-ensemble, cela aboutit fréquemment à des communautés côte à côte, chacune
avec des valeurs souvent antagoniques. Quelle est dans ce cas la nature de l’enrichissement
culturel que ce vivre-ensemble nous promet ? Le tourisme culinaire à portée d’un
ticket de métro ? La musique traditionnelle d’un ailleurs juste au coin de la
rue ?
Les grandes créations culturelles
nous influencent, peu importe d’où qu’elles viennent, mais les pratiques
contraires aux valeurs des droits de la personne ne relèvent sûrement pas de l’enrichissement
culturel.
Au contraire, elles créent un état
éruptif de conflits entre la laïcité de facto des accueillants et l’affirmation
religieuse et identitaire des nouveaux venus au sein des espaces publics, pour
cause de demandes d’accommodements déraisonnables.
Ce n’est pas la première fois que des
sociétés connurent la nécessité d’inventer un vivre-ensemble respectueux des
uns et des autres. La première
solution de l’époque moderne fut imaginée par les États-Unis. Pour tenir compte
de la diversité des treize colonies fondatrices, le congrès américain, lors de
la création des États-Unis, avait adopté une devise, E Pluribus Unum, « Un à partir de plusieurs », parce qu’ils
savaient que leur unité ne pouvait être fondée ni sur une origine ancestrale
commune ni sur une unique religion. Ce qui devait assurer idéalement le
vivre-ensemble américain ne pouvait dès lors qu’être un ensemble de valeurs
fondamentales partagées, non négociables, formant le socle commun de l’identité
nationale ; tout le reste était laissé à la liberté de chacun.
C’est
cette prémisse, Liberté, égalité de tous, laïcité, et non ethnicité ou
religion, qui fonde aujourd’hui l’éthos et la promesse affichée de pays comme
la France et le Québec. C’est cette prémisse qui est la seule capable de
concilier l’universalité de la justice avec le respect des identités dans un
cadre commun du vivre-ensemble. Y déroger, c’est courtiser le désastre en
ouvrant la part d’ombre qui rôde en chacun de nous.
Vivre ensemble lorsqu’il faut
intégrer un nouveau groupe n’est pas facile ; certaines recherches, entre
autres celles du professeur d’économie d’Oxford Paul Collier, ont montré que
les effets de l’immigration sont beaucoup plus sociétaux et à long terme qu’économiques
et à court terme, et ont de ce fait des effets sur le vivre-ensemble.
En gros, l’immigration, dans
certains cas, accroît la diversité sociale (positif jusqu’à un certain point)
du pays, mais réduit sa cohésion sociale (fortement négatif). Ce compromis
affecte différemment les diverses composantes de la population. Les générations
jeunes et aisées en profitent, mais ceux qui dépendent du filet de sécurité
sociale en pâtissent, qu’ils soient au chômage ou dans toute autre situation de
vulnérabilité, parce que lorsque la cohésion sociale diminue, les électeurs
rechignent à financer des programmes d’aide sociale plus généreux pour les plus
démunis.
Il faut quand même s’interroger
sur le niveau d’intelligence de tous ces acteurs sociaux, politiciens,
journalistes et intellectuels qui n’ont que le mot « vivre-ensemble »
à la bouche. L’expression renvoie clairement à son exact opposé ; lorsqu’on l’utilise
c’est que ça va mal, que les relations entre communautés sont tendues, parfois
violemment conflictuelles. Est-ce alors une invocation, une prière, ou est-ce
tout simplement du cynisme ? Peut-être tout cela ensemble, lorsqu’on refuse de
nommer le réel, on embrasse le performatif et, par la magie des mots, on crée l’illusion
d’une nouvelle réalité ; dormez en paix, citoyens, tout va bien aller par la
grâce de cette communion du vivre-ensemble.
Ce n’était pas l’avis de Claude
Lévi-Strauss ; il avait, du vivre-ensemble, une conception pour le moins
nuancée. En 1971 lors d’une conférence à l’UNESCO, il déclara :
« Sans doute nous
berçons-nous du rêve que l’égalité et la fraternité règneront un jour entre les
hommes sans que soit compromise leur diversité. Mais si l’humanité ne se
résigne pas à devenir la consommatrice stérile des seules valeurs qu’elle a su
créer dans le passé, capable seulement de donner le jour à des ouvrages
bâtards, à des inventions grossières et puériles, elle devra réapprendre que
toute création véritable implique une certaine surdité à l’appel d’autres
valeurs, pouvant aller jusqu’à leur refus, sinon même leur négation. Car on ne peut, à la fois, se fondre dans la
jouissance de l’autre, s’identifier à lui, et se maintenir différent.
Pleinement réussie, la communication intégrale avec l’autre condamne, à plus ou
moins brève échéance, l’originalité de sa et de ma création. »
Le
« vivre-ensemble », assurément, mais dans le respect des valeurs de
la société d’accueil, car ceux qui débarquent sur ses rives ne mettent pas le
pied sur une Terra nullius.
Léon
Ouaknine
*
Terme péjoratif, largement utilisé maintenant pour décrire la galaxie des
bien-pensants qui exigent que la société d’accueil accepte toutes les
différences de « l’Autre » même si elles relèvent de la monstruosité.
C’est ainsi que le Premier Ministre du Canada fit effacer d’un document
officiel adressé aux nouveaux immigrants, le terme « barbare » accolé
à la pratique de l’excision. Il justifia sa décision en déclarant qu’il ne
fallait pas utiliser un tel mot, trop stigmatisant, et qu’il fallait lui
préférer « inacceptable ». L’euphémisation de l’inclusivité mène à
tout !
Intéressante analyse que vous faites. J'ai l'impression tout de même que, malgré bien des efforts (et oui!) le "vivre ensemble avec nos différences" a du plomb dans l'aile démocratique !
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